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LE CRG : DE L’AMBIANCE START-UP AU COMBAT DE L’INSTITUTIONNALISATION
Michel Berry raconte les débuts du CRG
Lors de la fête des cinquante ans du CRG, j’ai été invité à témoigner sur les débuts du centre, mais dans un temps assez bref car je n’étais pas le seul à témoigner. J’ai évoqué en un peu de cinq minutes les débuts sous « De titre de l’ambiance start-up au combat de l’institutionnalisation ». Plusieurs m’ont alors dit que je devrais développer ce thème pour une page du site du CRG consacrée à son histoire. Voici donc un témoignage. Je ne prétends pas être exhaustif, tellement cette histoire est riche, et il est possible que cette histoire comporte un biais, celui du point de vue de directeur que j’ai assumé de 1975 à 1991. D’autres pourront compléter et contester, dans la tradition de la controverse qui a toujours été pour moi un moteur essentiel de la création.
Une rencontre inattendue
Après avoir passé cinq ans au CGS, j’envisage d’aller vers de nouveaux horizons car j’ai besoin d’exprimer mon goût pour animer des équipes. C’est alors que Bertrand Collomb, que je connais de loin, me fait demander par l’entremise de Denis Bayart si nous pouvons déjeuner tous les trois. Je connais Denis, et Bertrand Collomb se dit sans doute qu’en organisant un déjeuner par son intermédiaire, il pourrait m’observer sans s’engager. Nous discutons de choses et d’autres, et particulièrement ce que je fais au CGS.
Quelque temps plus tard, il me demande si je peux venir rencontrer la petite équipe du Groupe de recherche en gestion des organisations (GREGOR) de l’X, créé fin 1972, un an auparavant. La réunion dure trois heures. Je parle de nos découvertes au CGS lorsque nous avons essayé d’appliquer des modèles de recherche opérationnelle sur le terrain, et rencontré des obstacles de toute sorte qui sont en train d’amener à une reformulation de l’objet de recherche du Centre. Il ne s’agit plus de se définir comme des fabricants de « bons modèles », mais comme des chercheurs qui explorent le fonctionnement des organisations à travers une pratique clinique, dont les vertus ont été mise au jour dans nos aventures sur le terrain : en essayant de créer et d’appliquer des modèles, nous avons accès à des détails de la vie intime des organisations usuellement difficiles d’accès aux chercheurs. Je parle surtout d’une expérience fraîche, appelée le Jeu Peugeot, qui interpelle la petite équipe.
Le jeu Peugeot. Cette expérience n’étant pas forcément connue de tous, je crois utile de l’évoquer car elle jouera un rôle important dans la suite. J’avais animé pendant trois ans une étude chez Peugeot qui avait très bien commencé : deux élèves de l’option « gestion scientifique » de l’École des mines avaient résolu de manière admirable un problème compliqué d’optimisation de l’envoi par voie ferrée des voitures fabriquées par l’entreprise jusqu’aux points de vente. Peugeot avait même offert aux élèves un voyage à l’exposition universelle d’Osaka, c’est dire si ses responsables étaient contents. Un élève ayant choisi de continuer au CGS, nous avons proposé à nos interlocuteurs de les aider à la mise en œuvre du modèle. À partir de là s’est engagée une aventure marquée de rebondissements inattendus et de résistances d’acteurs semblant animés par une condamnable mauvaise foi. Tout s’est fini dans la confusion.
Une expérience faite un peu plus tard a apporté un éclairage inattendu. Nous avions créé, pour préparer les élèves de l’option Gestion scientifique à leur travail de mémoire de terrain en dernière année, une semaine « d’exercices de gestion scientifique », en leur faisant vivre en petits groupes des études du CGS. Nous avions choisi l’étude Peugeot pour l’un des groupes. Nous avons posé aux élèves le problème initial et, pendant deux jours et demi, ils ont travaillé à le résoudre ; ils ont retrouvé le même modèle que celui mis au point par leurs aînés. Quand ils alignaient les équations au tableau, ils étaient comme en lévitation. Puis nous leur avons attribué cinq rôles représentant les acteurs du drame : directeur général, directeur commercial, filiale propriétaire des wagons (Gefco), service chargé de mettre les voitures sur les wagons, chercheur. Chacun avait des informations différentes, proches des informations réelles (reconstituées a posteriori pour certaines). Trois réunions d’une demi-journée chacune étaient organisées pour faire le point et prendre des décisions pour faire avancer le projet (elles condensaient une dizaine de réunions qu’il y avait eu dans le réel).
Les élèves se sont pris au jeu, chacun rentrant dans le rôle qui lui était dévolu et défendant sa position, parfois bec et ongles. Notre stupéfaction vint de ce que les élèves ont reproduit les mêmes comportements que les acteurs réels, prirent les mêmes décisions, même celles qui étaient apparues absurdes. Nous avions reconstitué, « en laboratoire », le déroulement des événements, qui n’était donc plus erratique mais guidé par des forces dépassant les acteurs, forces qu’il fallait comprendre. Les responsables de Peugeot, à qui nous avons rapporté cette découverte, en ont été stupéfaits, comme déculpabilisés (“si les élèves font comme nous, alors nous n’avons peut-être pas mal fait”), ce qui nous a réconciliés.
Je propose alors l’idée suivante aux membres du GREGOR. Les grands espoirs qu’on avait mis dans la recherche opérationnelle butent sur le fait que la rationalité n’a pas, dans l’entreprise, la place que lui attribuent les économistes et les adeptes de la « Management science », objet d’une mode presque délirante. Les acteurs sont en effet pris dans des logiques locales propres, liées à leurs fonctions et à la façon dont ils sont jugés. Plutôt que de définir la recherche en gestion comme le moyen de créer des outils rationnels de décision et de gestion, elle devrait s’attacher à comprendre les « mécanismes de gestion » qui régissent, de manière souvent invisible, le fonctionnement des organisations et le comportement des acteurs. La pratique de terrain développée par le CGS fournit un riche matériau d’observation, et ses premières interprétations donnent des clés de compréhension. Mais on devrait pouvoir mobiliser des sciences humaines pour décrypter de manière plus approfondie ces logiques. Cela tombe bien, mes interlocuteurs s’intéressent aux sciences humaines, disciplines devenues à la mode après 1968 …
La proposition
Quelque temps plus tard, Bertrand me demande si j’accepte de prendre la direction du Gregor, et je lui dis oui, sans réfléchir plus avant. (J’ai appris longtemps plus tard qu’il avait fait voter l’équipe pour savoir si elle m’acceptait comme directeur et que le vote avait été positif).
Il me donne des détails sur le contexte de l’X, les personnes de l’équipe, les locaux, etc. Un point me marque quand il me dit : “nous avons quatre axes de recherche”, et quelques minutes plus tard, “nous avons quatre chercheurs”. Je me dis : “ça commence bien !” Jean-Pierre Ponssard (X 66) fait un PHD à Stanford centré sur la théorie des jeux. Jacques Girin (X67) finit une formation à la sociologie des organisations auprès de Michel Crozier. Denis Bayart (X 67) finit une thèse fondée sur le traitement statistiques et Jacques Sarrazin (Mines de Nancy) a soutenu une thèse de troisième cycle en management et va faire un PHD à Austin (Texas). Allait arriver, avec une petite équipe, Jean de Kervasdoué avec un PHD de sociologie quantitative des organisations à Cornell.
Comment faire en sorte que cela ne tourne pas à la Tour de Babel, perspective qui ne m’intéresse pas du tout ? La solution me paraît évidente : il faudra faire œuvre de pluridisciplinarité, thème à la mode à l’époque, et créer une démarche originale au point de rencontre imaginaire entre l’économie, la sociologie, le management, et aussi la psychosociologie, la psychanalyse et l’ethnographie, disciplines auxquelles nous nous intéressons rapidement. Mais cela suppose une stratégie adaptée et ambitieuse et acceptée par l’équipe.
Les premiers pas
La transition d’avec le CGS se fait progressivement courant 1974. Bertrand Collomb m’avait proposé de lui succéder car il avait été nommé au cabinet d’Alain Peyrefitte, ministre de la réforme administrative, et n’avait plus le temps de diriger le GREGOR. Il me propose de venir à mi-temps pendant un an et il consacrera un peu de temps à l’équipe, m’aidera à prendre mon rôle, et aussi, je m’en rends compte rapidement veillera à ce que je prenne une bonne direction. Cela me permet de faire connaissance de l’équipe, les chercheurs déjà cités, et aussi le personnel “administratif”. Elisabeth Szuyska, forte personnalité titulaire d’un DEA d’histoire, me dit assez rapidement qu’elle n’est pas faite pour être secrétaire et qu’il faudrait que j’embauche quelqu’un pour cela. Je le regrette car elle tape à la vitesse de l’éclair en mettant mes textes dans un style remarquable – elle a une plume exceptionnelle, mais je propose le recrutement d’une secrétaire, Caroline Mathieu, qui deviendra d‘ailleurs rapidement bibliothécaire, laissant sa place à Monique Tardif recrutée peu après.
Je fais la connaissance d’un jeune X, titulaire d’une bourse de thèse de l’École, Gérard de Pouvourville, recruté par Bertrand Collomb Il a une tâche redoutable : mettre de l’ordre dans les enseignements
d’option de l’X. Avec les réformes qui ont succédé 1968, ont été créées des options de différentes matières, dont une en économie et gestion, qui attirait plus de 200 élèves, pendant que les chimistes n’en avaient qu’une dizaine. Cela a créé bien sûr des tensions entre départements d’enseignement, mais aussi, et surtout en économie et gestion, un grand désordre dans les travaux d’option, qui occupent les élèves pendant leur dernier semestre : beaucoup choisissaient seuls leurs sujets avec des entreprises, et la qualité pédagogique de leur travail n’était pas toujours assurée.
Un des motifs de la création du GREGOR avait été de mettre de l’ordre dans les options, et G. de Pouvourville avait ce rôle : définir des sujets de mémoire sur le terrain, en discuter avec les entreprises et les proposer aux élèves en veillant à ce qu’ils travaillent en binôme, et à ce qu’ils soient correctement suivis en entreprise. C’était un travail considérable dont il s’est remarquablement acquitté. Et cela a créé un lien avec l’enseignement qui a été décisif. Selon moi, un centre de recherche ne doit pas être coupé des élèves, et l’encadrement de travaux d’option est un moyen idéal pour créer un lien entre recherche et enseignement. J’interviens aussi dans l’enseignement de l’École comme enseignant de petites classes d’économie d’entreprise.
Je fais aussi connaissance de Michel Crozier qui collabore avec Bertrand Collomb et qui donne des cours aux élèves de l’École, dans le département humanités et sciences sociales. Ces cours ont du mal à passer : si les élèves ont envie d’étudier d’autres matières que les mathématiques ou la physique, ils ont tendance à penser que ce qui ne ressemble pas aux mathématiques est du « baratin ». C’est un public difficile, mais Michel Crozier trouvera l’écoute grâce aux enseignements d’option que nous allons créer.
Dans le courant de l’année 1974, je fais donc une connaissance approfondie des personnes composant l’équipe, de leurs centres d’intérêt, j’estime leur degré d’ouverture aux changements que j’ai en tête. Je fais aussi connaissance des différents responsables de l’école, et tout particulièrement de Pierre Vasseur, directeur des laboratoires, fonction nouvellement créée, qui a comme priorité d’aider les deux laboratoires nouvellement créés : le Centre de mathématiques appliquées et le Grégor. Il se trouve que c’est un adepte du tennis et que l’École dispose d’un court sur lequel faisons régulièrement des parties endiablées avec lui et son assistante, ce qui a créé des liens qui ont pu aider à régler certains de nos problèmes.
Je commence à mettre en place des dispositifs de travail, et fais comprendre à Bertrand Collomb que je n’ai pas besoin d’être conseillé sur la manière de diriger le Grégor, ce qu’il accepte, s’effaçant progressivement tout en m’aidant à l’occasion. Je lui dis que ma nomination comme directeur devait par la création d’un centre de recherche, le Grégor ayant été créé comme une équipe indépendante du Centre d’Économétrie, le responsable du Grégor n’ayant que le statut de directeur adjoint du Centre d’Économétrie. Bertrand me dit que c’est ce qui était prévu, et nous discutons âprement dans l’équipe du nom du futur centre, et ce sera Centre de recherche en gestion. J’en suis nommé directeur le 1er janvier 1975 avec le grade de maître recherche à l’École polytechnique.
UNE STRATÉGIE MODE START-UP
La stratégie mûrie pendant la période de transition est organisée autour de principes simples : créer des dialogues à haute intensité ; développer des recherches de terrain ; miser sur l’enseignement pour développer des relations avec les entreprises ; publier en ignorant les revues académiques au début ; recruter rapidement notamment des jeunes ; mettre en place un mode de rémunération égalitaire des chercheurs. On dirait aujourd’hui que le CRG a adopté une démarche disruptive.
Créer des dialogues à haute intensité
Pour créer une culture commune avec des points de départ si différents, il faut d’abord provoquer des dialogues à haute intensité. Dès l’année 1974, je mets en place des réunions d’une demi-journée chaque semaine, obligatoires, pour discuter collectivement des travaux en cours. Cela n’a pas été sans mal, les chercheurs aimant leur liberté intellectuelle sont parfois peu soucieux de discuter avec des personnes « qui ne le comprennent pas vraiment ». Bertrand Collomb avait connu le problème, et un
jour, constatant qu’un membre de l’équipe était volontiers absent aux réunions générales qu’il organisait, a eu l’idée de le faire chercher chez lui par un motard (moyen dont il disposait en tant que membre d’un cabinet ministériel). L’affaire, traitée avec humour, a eu un effet radical sur le présentéisme…
En ce qui concerne la discussion sur nos travaux, je me rends rapidement compte que si l’on fait discuter, par exemple, un économiste et un sociologue sur les fondements ultimes de leur discipline, cela tourne vite à la guerre : si tu as raison, j’ai tort et réciproquement. En revanche si l’on apporte à la discussion du matériau d’observation sur le terrain, un dialogue peut s’enclencher. Pour interpréter des situations complexes, comme en fournissent toujours les observations de terrain, chacun peut en effet montrer comment sa discipline favorite peut éclairer les problèmes en cause : un tel proposera une lecture en termes de relations de pouvoirs, un autre en termes de rapports sociaux, ou d’influence des outils de gestion, etc. La discussion peut être animée, chacun essayant de montrer la fécondité de son approche, mais ces échanges répétés à haute intensité sont féconds, et nous développons progressivement une culture collective large et profonde. Je constate aussi, que pour déplacer les équilibres vers sa discipline favorite, des chercheurs peuvent développer un grand talent pédagogique, ce qui accélère la compréhension des autres sur un domaine qui ne leur est pas forcément familier.
Nous créons aussi une « commission lecture » pour discuter des grands ouvrages des sciences sociales pouvant nous concerner. Nous examinons trois ouvrages par séance, la discussion étant lancée par un membre de l’équipe qui résume le livre. Weber, Marx, Crozier, Michel Foucault, Bourdieu, Devereux, etc., sont ainsi analysés. Nous avons là aussi remarqué le talent pédagogique de chacun pour amener les autres dans une direction qui lui est chère.
Développer des recherches de terrain
Une clé du succès du dialogue à haute intensité est donc de l’organiser autour de l’interprétation de matériaux issus du terrain. Mais comment accéder à des terrains ? Aucune entreprise, ni organisation, n’a prévu dans son organigramme un rôle d’observateur curieux des pratiques, ayant de plus l’ambition de publier ses découvertes. L’observateur dérange, surtout s’il publie ensuite. C’est le problème rencontré par la recherche en gestion dans tous les pays du monde, même aux États-Unis, comme nous le verrons. La présence du chercheur curieux est donc une anomalie qu’il faut savoir rendre possible, puis la gérer jusqu’à la publication. Comme je l’ai dit précédemment, les premiers travaux du CGS nous ont fait entrer dans l’intimité des organisations, comme un plombier accède à la salle de bains, pièce intime du foyer. Mais il n’est pas prévu que le plombier parle de ce qu’il a compris de la vie du foyer… Si des chercheurs du CGS ont pu parler de ce qu’ils ont découvert, c’est parce que les entreprises ont pris suffisamment intérêt à leurs travaux pour être d’accord pour qu’ils donnent lieu à des publications. C’était le cas cité précédemment de l’étude menée chez Peugeot.
Mais cela demande une grande préparation, et pour commencer cela suppose que des entreprises ou des organisations fassent confiance aux chercheurs et voient plus d’intérêt que d’inconvénients à leur présence. Mais comment commencer ? L’étiquette d’ingénieur (plutôt que de sociologue par exemple) rassure et les réseaux dont disposent l’X ou les Mines peuvent aider à entrer en relation, mais cela ne suffit pas. Il faut que quelqu’un suffisamment bien placé dans l’organisation fasse confiance à un centre ou une personne. À sa création, le CRG ne pouvait pas être investi d’une confiance, et les premiers travaux ne peuvent être lancés que par des relations personnelles. En particulier, celles que j’avais pu développer au CGS, ont permis de lancer plusieurs études.
L’une des premières vient d’une demande émanant de chez Renault, où je suis connu par des travaux menés au CGS. Le directeur de la réforme des méthodes de gestion, nouvellement nommé, me propose d’étudier l’organisation des achats de l’entreprise qui, selon lui, doit être revue de fond en comble. Peu après, nous partons avec deux jeunes thésards sous ma direction, Gérard de Pouvourville et Yves Cohen-Hadria, à l’assaut d’une citadelle de 700 acheteurs qui négocient plus de la moitié du chiffre d’affaires de l’entreprise. Le décalage peut paraître extravaguant entre la taille et la puissance de cette direction et la jeunesse et l’inexpérience des thésards, et pourtant cela donnera lieu, nous le verrons, à une recherche culte du CRG. Puis les opportunités multiplient progressivement grâce notamment à la création d’une option pour les élèves de l’École.
L’option « processus de décision dans les organisations »
À l’École polytechnique, il est essentiel que le CRG soit impliqué dans l’enseignement. Le CRG est une création récente, surprenante même pour nombre de collègues des sciences « dures ». Rester un laboratoire atypique au milieu d’une vingtaine de laboratoires de sciences « dures » peut le mettre à terme en position précaire, et nous verrons d’ailleurs que son insertion n’a pas été de tout repos. Jouer un rôle dans l’enseignement des X, le cœur de l’identité et de la réputation de l’École, est donc vital.
Mais comment enseigner la gestion à des élèves sortant de taupe, qui pour la plupart distinguent le contenu à ce qui ressemble à des maths des autres qu’ils qualifient de « baratin » ? Je ne vois pas du tout la possibilité de donner des cours de management à une promotion de 300 élèves, à supposer que le projet soit accepté par l’École, ce qui est douteux. Enseigner le management dans une « petite classe » de 25 élèves est plus facilement envisageable, mais cela suppose d’obtenir l’accord du département d’enseignement économie ou de celui d’Humanités et sciences sociales, ce qui n’est guère envisageable à l’époque. Le département d’économie se recentre de plus en plus clairement sur l’économie mathématiques, sous l’impulsion de Thierry de Montbrial nommé président du département en 1974. Pour le département Humanités et sciences sociales, qui occupe une position relativement marginale, le management est une discipline suspecte.
Une opportunité se présente toutefois avec les options, qui occupent, comme je l’ai dit, les élèves pendant leur dernier semestre. Il faut pour cela leur procurer des stages de quatre mois leur permettant de mettre en perspective, par un travail de terrain, ce qu’ils ont appris dans les cours. Cela suppose aussi de leur donner les bases de la discipline en gestion et des méthodes pour mener à bien leur mémoire. Comme il y a beaucoup trop d’élèves qui choisissent les options économie et gestion et qu’il faut y mettre de l’ordre, nous proposons à la direction de l’École, qui nous soutient, de créer une option en gestion dans laquelle les concepts utilisés ou créés par le CRG seront mobilisés. Nous l’appelons « Processus de décision dans les organisations », ce qui semble plaire, et la limitons à 12 ou 14 élèves (six ou sept binômes). Pour ne pas susciter de rejets de la part du corps enseignant, il nous faut en effet rester à la marge du système. De plus un petit nombre d’élèves permet de mettre au point un enseignement de qualité.
Le rôle de Gérard de Pouvourville facilite bien sûr cette démarche, et nous cherchons avec lui des sujets de mémoire qui peuvent accrocher des élèves : il ne manquera pas de candidats pour aller sur le terrain dans des entreprises ou dans des organisations qui les attirent (hôpitaux par exemple), mais il reste à choisir de bons sujets et de bons interlocuteurs sur le terrain.
L’option est créée en 1975 et annoncée aux élèves avec les stages, et nous ne manquons pas de candidats. Les mémoires sont précédés d’un séminaire de deux semaines pour les sensibiliser aux limites des outils rationnels qu'ils peuvent connaître, et leur faire pressentir la nature des difficultés qu'ils rencontreront lors de l'analyse du sujet qui leur sera proposé. Tout au long de leur stage, nous les faisons venir à l’École pour leur donner des cours, et organiser des échanges sur leurs stages et leurs idées de mémoire.
Pour faire saisir aux élèves les limites de la rationalité dont ils sont familiers et qu’on leur enseigne aussi en économie, je propose de commencer le séminaire par leur faire jouer le jeu Peugeot pendant la première semaine. Comme il faut attribuer cinq rôles, deux groupes jouent en parallèle, certains des rôles étant assumés par deux élèves. La magie de l’expérience avec l’École des mines se reproduit. Les élèves sont en quasi-extase lorsqu’ils écrivent les équations du modèle et profondément décontenancés quand ils voient que tout leur échappe lors du déroulement des réunions. Ils épousent les rôles, s’affrontent, et prennent les mêmes décisions surprenantes. L’un des élèves, décontenancé par l’opposition d’un des acteurs (le responsable commercial) se tourne vers moi en me demandant si j’ai donné à l’Autre la consigne de jouer au débile, à quoi je lui réponds : « Non c’est un élève de ta promotion qui connaît aussi bien le modèle que toi et qui essaie de t’expliquer le problème que pose sa mise en œuvre ».
Il faut laisser passer le temps d’un déjeuner pour faire baisser la pression et les mettre dans une posture d’écoute pour débriefer, dans la dernière après-midi de l’exercice ce qu’il leur est arrivé.
En deuxième semaine, nous pouvons alors plus facilement leur donner des clés d’analyse du fonctionnement des organisations. Ils boivent les paroles de Michel Crozier, et comprennent la portée de ses concepts. Celui-ci parlera d’ailleurs avec émotion dans ses mémoires de la façon dont le Jeu Peugeot avait ouvert les esprits des élèves à des concepts auxquels leurs camarades étaient fermés les années précédentes. Cette expérience a tellement marqué certains élèves que cela a suscité chez eux une vocation pour la recherche en gestion à la manière du CRG, et qu’ils se sont engagés en thèse avec nous à la fin de l’option…
Pour leur stage et l’élaboration du mémoire, chaque binôme est suivi par un binôme de chercheurs du CRG, qui aident les élèves à prendre du recul et à élaborer leur problématique. Les chercheurs ne doivent pas imposer aux élèves une problématique qui leur est chère, mais les aider à trouver leur propre problématique. J’ai proposé d’encadrer les élèves par un binôme de chercheurs pour accélérer la prise de conscience par ces derniers des enjeux et des difficultés du travail de terrain. Comment se faire accepter des acteurs, les mettre en confiance, valider les informations qu’ils donnent ou les contester, etc. ? Je suis de près ce travail d’encadrement pour les aider les chercheurs à jouer ce rôle qui peut leur paraître inhabituel.
La première année d’option est un succès, les stages sont très appréciés des élèves et leurs mémoires par les membres des organisations partenaires. Ces options ont en outre qui a beaucoup d’importance pour la suite : celui d’ouvrir des terrains de recherche pour le CRG. Soit parce qu’un élève continue à développer son mémoire pour en faire une thèse au CRG, soit parce que les encadrants des élèves, et le CRG, sont appréciés par leurs interlocuteurs, qui proposent ainsi la poursuite du travail, ou d’autres thèmes d’investigation par des chercheurs qu’ils ont appris à connaître. Par exemple un mémoire qui a pour objet de comparer la dialyse rénale et la transplantation selon les dimensions économiques, médicales (durée de vie du patient), du bien-être des patients, piloté par Gérard de Pouvourville, est à l’origine de nombreux travaux du CRG sur la Santé.
Donner aux chercheurs le goût du terrain
Pour développer des recherches de terrain, encore faut-il que les chercheurs en aient envie. Or, les relations ne sont pas toujours faciles sur le terrain : si quelqu’un en haut lieu est convaincu de l’opportunité d’une recherche, il est rare que les acteurs sur le terrain l’entendent spontanément de même. Il faut parfois du temps et le sens du contact pour mettre en place des relations. Par ailleurs les terrains peuvent être parfois loin de Paris, dans des lieux pas très fun. Enfin pour un chercheur, travailler de près avec l’entreprise sans perdre son âme ne tombe vraiment pas sous le sens dans la période post 1968. Les chercheurs de chez Michel Crozier sont ainsi régulièrement accusés par les sociologues de pactiser avec le diable. Cela semble moins vrai avec les ingénieurs, peut-être parce qu’on est habitué à les voir partout, mais je sens que certains membres de l’équipe sont réticents, ou du moins anxieux à l’idée de s’engager dans cette voie. L’encadrement des options calme progressivement ces angoisses et fait même découvrir que le terrain peut ouvrir à des thèmes de recherche passionnant. Le recrutement de jeunes curieux de découvrir l’industrie facilitera de développement cette stratégie de recherche. Cette curiosité est fréquente chez les jeunes ingénieurs, de l’X ou d’autres écoles ; les options ont attiré des X mais le CRG suscite aussi l’intérêt de chercheurs d’autres écoles.
Une stratégie de publication transgressive
Il m’est tout de suite clair que la publication dans les revues académiques serait un obstacle au projet de création d’une équipe au carrefour de plusieurs disciplines établies. Si chacun publie dans la discipline de choix et cela nuira aux échanges, voire les rendra impossible. Je prends alors une position qui paraîtrait extravagante aujourd’hui : ne rien publier dans les revues académiques pendant au moins cinq ans, le temps de créer une vraie équipe et d’avoir une problématique collective suffisamment forte. Sans aller jusqu’à interdire aux chercheurs de publier dans une revue académique, je les en décourage, car cette stratégie me semble vitale pour l’avenir du Centre.
Mais un Centre de recherche se doit de publier pour faire connaître ses travaux, et parce que le travail d’écriture d’une publication est un moyen essentiel de mise en ordre de ses idées pour un chercheur. Nous adoptons alors une politique de publication du CRG avec le label « Publication de l’École polytechnique ». Nous créons deux types de publications : des publications à couverture orange avec le titre en pleine page, considérées en interne comme les meilleurs, et des publications à fenêtre avec une couverture verte[ME1] . Chaque projet de publication est discuté collectivement, et notamment la question de savoir si elle aura droit à une couverture orange. Il en résulte des discussions très riches, avec de nombreuses critiques et suggestions d’améliorations, qui peuvent même devenir passionnées quand il s’agit de savoir si elles auront droit à la couverture orange, décision qui me revient in fine. Je ne suis pas sûr qu’on sache à l’extérieur la différence de statut entre les deux types de publication, mais la discussion de ces publications est un moment important de la vie du CRG, qui fait parfois penser à la vie du village d’Astérix avec ses controverses (“elle ne te plaît pas ma publication ?”) et ses moments de réconciliations, qui peuvent prendre d’autres formes que les repas collectifs, nous le verrons plus loin.
Cette démarche est toutefois osée par rapport aux idées admises en matière de publication des centres de recherche, même si l’on ne connaît pas encore l’hystérie actuelle de décompte des publications académiques pour juger les chercheurs et classer les institutions, thème sur lequel je bataillerai beaucoup plus tard. Je ressens le besoin d’assurer nos arrières, et je demande pour cela rendez-vous à Bernard Grégory, professeur mythique de physique de L’École polytechnique, fondateur du Cern et devenu Délégué général à la recherche scientifique et technique après avoir été Directeur général du CNRS. Il est aussi président de la commission de la Recherche de l’École polytechnique, créée en 1972 et qui a avalisé la création du Grégor et ma nomination comme directeur du CRG.
Alors qu’il est sans doute très occupé, il me donne rapidement rendez-vous. Je ne sais pas si le fait que je suis ingénieur au Corps des mines comme lui joue un rôle dans la rapidité de ce rendez-vous et le qu’il m’accordé. En tout cas, il m’écoute longuement. Je lui parle de mes projets pour développer le Centre, de notre idée de démarche transdisciplinaire fondée sur une approche clinique, démarche sur laquelle il me pose beaucoup de questions. Quand je conclus sur notre stratégie atypique de publication, il dit simplement : « Ça se tente, je vous appuie et nous pourrons faire le point dans trois ans ». Fort de ce soutien, je reviens au CRG pour dire que cette stratégie est confortée. J’en informe la direction de l’École lors de mes rencontres avec ses différents membres.
UNE AMBIANCE START-UP
Le modèle de la start-up a envahi la communication depuis une quinzaine d’années, avec sa réunion de jeunes mobilisés dans une démarche transgressive, des horaires de travail atypiques, des modes de financement non conventionnel et une atmosphère ludique souvent symbolisée par des babyfoots bien en vue dans les locaux.
Une organisation particulièrement agile
Dans ce collectif, les hiérarchies ont tendance à s’effacer entre les chercheurs et même avec le personnel dit administratif. Il faut dire que nous sommes encore très jeunes, et pas encore pris dans les préoccupations de statuts. De plus le personnel dit administratif est proche de la mentalité du chercheur, en particulier Elisabeth Szuyska , dont la qualité de plume et l’intelligence la fait rapidement solliciter par les chercheurs pour relire leurs textes et discuter avec elle de leurs idées et de la manière de les reformuler. Elle deviendra progressivement la responsable financière et administrative, fonction que je lui délègue volontiers, mais aussi la gardienne des valeurs du Centre, elle a en particulier une intolérance absolue à la médiocrité et sait le faire sentir à ceux ou celles qui se laisseraient aller. Plus tard, elle deviendra rédactrice en chef de la Gazette de la Société et des techniques, innovation majeure dans l’animation intellectuelle et sociale du CRG dont je parlerai. Elle sera alors alors au fait, ou à l’initiative, des lintrigues qui font la vie d’une petite organisation et l’empêchent de sombrer dans le confort des fonctionnements convenus.
Le CRG ne souffre pas, à cette époque, d’une organisation en silos qu’on peut trouver même dans les petites organisations, et qui menacera d’ailleurs plus tard. Au-delà des réunions formelles d’échanges formels chacun se tient au courant des aventures des autres sur le terrain, suggère des idées, discute de projets de publications, etc.
Un autre facteur exogène contribue à entretenir cette agilité pendant les premières années : les travaux sur la Montagne Sainte Geneviève. Après de vifs conflits suscités avec les anciens élèves par ce départ à l’extérieur de Paris, dans un lieu mal desservi et isolé de toute vie culturelle, le président Giscard d’Estaing a décidé de construire un pôle économique et social sur les locaux de la Montagne Saint Geneviève, lié à l’École et qui ferait pendant au pôle scientifique et technique de Palaiseau. Les centres de sciences sociales, Économétrie, CRG et le tout nouveau CREA créé par Jean-Pierre Dupuy, restent alors à Paris pour être intégrés dans la future création. C’est ainsi que nous sommes seuls sur la Montagne d’août 1976, date du départ du gros des troupes jusqu’à septembre 1978, date du lancement de l’Institut Auguste Comte. Nous avons une place immense, mais le site est dans un très mauvais état, et un grand programme de rénovation est entreprise. Pendant cette période nous devons déménager cinq fois sur différents versants de la Montagne ce qui nous donne un grand entraînement à faire nos cartons, à nous alléger en termes d’archives. Et aussi à travailler au bruit des marteaux piqueurs, parfois très proches de nous, à une époque où le télétravail n’existait guère, ce qui a sans doute entraîné notre résilience.
Travailler en jouant
Un chose frappe les visiteurs du CRG à l’époque, l’ambiance ludique qui y règne. Nous avons bien mieux que les babyfoots, notamment quand l’enseignement de l’X est parti à Palaiseau, où nous avons toute la Montagne pour nous seul, avec nos centres frères, celui d’économétrie, puis le CREA. Outre le tennis, le ping-pong, le billard, nous disposons d’un beau piano à demi-queue dans un amphi inoccupé, à la belle sonorité. La piscine de la Butte aux Cailles n’est pas loin. À cela s’ajoutent de grandes parties de flippers dans les cafés environnants. Je viens souvent au bureau en apportant raquette de tennis et de ping-pong, maillot de bain et canne de billard, non que je veuille pratiquer toutes ces activités pendant la journée, mais parce que je veux me laisser le choix.
À cela s’ajoute un jeu de stratégie auquel beaucoup jouent à l’heure du déjeuner, et j’entends en travaillant (car nous travaillons aussi beaucoup) des hurlements de rire et des protestations véhémentes de trahison, dont je ne sais pas la cause, car je ne me suis pas initié à ce jeu, à regret.
John Kimberly, qui fait une année sabbatique en 1974 en venant de la Wharton School, a l’air un peu dérouté par cette ambiance festive et ludique, il me dira plus tard, mais il découvre que nous travaillons quand même beaucoup, et avec de fortes exigences intellectuelles. La productivité intellectuelle du CRG, au sens de créativité dans les méthodes et les concepts est sans doute une des plus élevées de son histoire, voire la plus élevée. Aucun temps perdu dans des comptes à rendre, des rapports d’avancement à écrire, aucun calcul de stratégie de publication pour optimiser sa carrière. Nous sommes dans une bulle créée au sein de l’École polytechnique, qui nous donne des moyens budgétaires et quelques postes, et nous sommes passionnés par le projet, sans vraiment nous poser des questions d’avenir dans les premières années.
Il se trouve aussi que j’ai mis en place un système de financement de l’équipe et de rémunération des chercheurs, lui aussi transgressif.
Un principe d’égalité
J’importe aussi dès ma prise de fonction un système de rémunération mis au point au CGS. Les salaires des chercheurs étaient très inférieurs à ceux auxquels des jeunes peuvent prétendre à la sortie des grandes écoles (c’est d’ailleurs toujours le cas), et si nous voulons attirer des jeunes passionnés par la
vie des entreprises, il importe de diminuer ce décalage. De plus les recherches menées par le CRG (et le CGS) donnent lieu à des contrats avec les organisations avec lesquelles nous travaillons. Il est donc normal que les chercheurs perçoivent une partie de ce financement.
L’École des mines, à l’initiative de son très créatif directeur de la recherche, Pierre Laffitte, avait mis au point un système très astucieux, mais assez transgressif et qu’il a réussi à faire valider par l’inspection des finances et, plus tard, l’Urssaf. Les contrats étaient passés par une association loi de 1901, Armines, qui pouvait recruter des chercheurs et des administratifs, mais aussi verser des honoraires à des chercheurs des centres de recherche agréés par Armines. Ce système avait joué un rôle très important au démarrage du CGS, puisqu’il permettait de réduire le décalage des revenus des chercheurs avec ceux qu’ils pourraient avoir dans le privé et d’embaucher des chercheurs sur contrat, pour pouvoir se développer au-delà des moyens limités en postes de statut public dont disposait l’École des mines.
Mais ce système aurait posé un problème dans la gestion du CGS si le montant des honoraires complétant le salaire avait été déterminé de manière discrétionnaire par le directeur du Centre. C’est pourquoi j’avais œuvré, avec le soutien du collectif des chercheurs, pour que soit mis en place un système faisant en sorte que la rémunération de chacun (salaires + honoraires) ne dépende que de l’âge (ou plutôt du nombre d’années après la sortie du système scolaire). C’est ainsi qu’a été déterminée une « courbe des salaires » régissant les ressources de tous, et actualisée chaque année, en fonction de l’inflation. Cela permettait de calculer le montant d’honoraires des titulaires de postes de recherche, et le salaire des chercheurs sur contrat.
Je propose la mise en place de ce système au CRG, ce qui est facilement accepté car améliore la situation financière de chacune. Il est par ailleurs en phase avec les idées égalitaires agitées après les évènements de 1968. J’y vois un autre avantage : en écartant toute discussion sur la productivité des uns par rapport aux autres, il permet d’éviter de mesurer la qualité des uns par rapport aux autres en termes de publications ou de montant des contrats rapportés, ce qui est cohérent avec mon obsession de développer une approche pluridisciplinaire collective. Un autre avantage est aussi, bien sûr, que ce système crée une pression financière sur la gestion du centre : si nous ne faisons pas assez de travaux de terrain productifs de contrats, l’avenir des personnes sur contrat et les honoraires des autres pourraient être menacés.
Cette courbe est rapidement devenue ancrée dans le fonctionnement du CRG, contribuant à son style et à la solidarité de l’équipe. Quand j’ai d’ailleurs voulu plus tard la remettre en cause pour faciliter la diversité des travaux des chercheurs (permettre à certains de s’éloigner un moment du terrain en acceptant un revenu moindre pour ne pas paraître des parasites aux yeux des autres, ou au contraire valoriser financièrement d’autres qui travaillaient sur des sujets à fort enjeux, avec des contrats importants), je n’ai pas vraiment réussi à le faire sans « bricolage » difficilement négocié.
L’élaboration d’une approche clinique originale
La dimension contractuelle de la recherche est bien sûr porteuse de grands périls : manque de distance, tentation de jouer au consultant, risque de soumettre la recherche aux horizons de temps des entreprises, etc. Nous élaborons progressivement des réponses à ces questions.
Les travaux du CGS avaient montré que l’intervention dans une entreprise (à l’époque essayer de mettre en œuvre des modèles) permettaient de s’ancrer durablement dans une entreprise et d’apprendre progressivement les aspects de la vie des organisations inaccessibles autrement. En prenant de la distance avec la modélisation et la recherche opérationnelle, on pouvait espérer accéder à une même richesse d’information à condition que des personnes dans l’organisation voient intérêt à la présence des chercheurs. Ce peut être parce que les chercheurs peuvent aider à résoudre un problème préoccupant pour l’organisation, sans être d’une urgence extrême, et que les acteurs n’ont pas encore réussi à résoudre ni par eux-mêmes ni par l’appel à des consultants.
Les premières études du CRG sont ainsi les suivantes :
- étudier le fonctionnement des achats chez Renault pour voir comment les rendre plus adaptés à la stratégie de l’entreprise. A vrai dire, cette étude aurait pu être confié à un consultant, mais le nouveau directeur de la réforme de l’entreprise sentait sans doute que le sujet était trop sensible pour le confier immédiatement à un cabinet de conseil et a saisi l’opportunité d’une relation avec le CRG comme une manière de miser pour voir
- au début des années 1970, des expériences avaient été menées, notamment en Suède, pour améliorer les conditions de travail, en remplaçant les chaînes de travail par des organisations en îlots dans lesquels des petites équipes « semi-autonomes » prenaient en charge la totalité des opérations confiées à une chaîne. Renault avait mené des expériences qui avaient donné satisfaction, et la question se posait de savoir jusqu’à quel point elles pouvaient être généralisées. Le sujet était controversé. Les services de méthode, qui concevaient les chaînes, les responsables d’usines, la DRH, etc., invoquaient des arguments techniques, économiques ou sociaux en les pondérant différemment selon leur position dans l’entreprise. La demande adressée au CRG était d’éclairer le sujet en comparant selon toutes les dimensions possibles des formes différentes d’organisation de travail. Cette recherche est lancée avec Christophe Midler, qui en fera le sujet de sa thèse, en mettant notamment une dimension qui avait échappé jusque là à l’analyse : la souplesse des moyens de production.