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Intervention de M. Benoît Deveaud Directeur de la Recherche de l’École polytechnique à la cérémonie d'ouverture des 50 ans du CRG

C’est pour moi un grand plaisir que de féliciter, au nom de l’École polytechnique, son centre de recherche en gestion pour ses cinquante ans d’existence.

Peut-être est-il intéressant de nous interroger un moment sur ce qui pourrait être pour certains une surprise, voir un paradoxe : cinquante ans de recherche en gestion à l’École polytechnique.

En 1972, la gestion était une science jeune, beaucoup plus récente, par exemple, que l’économie ou la sociologie, sans parler des mathématiques ou de la physique. Il existait alors très peu de laboratoires de gestion dans le monde, et c’est dans les universités ou les écoles de gestion que l’on se serait attendu à voir la création d’une unité de recherche dans cette discipline, et plutôt aux États-Unis. Ce serait oublier que le premier penseur de la gestion était français et qu’il était ingénieur – nous pouvons juste regretter qu’il n’ait pas été polytechnicien. Disons qu’il aurait mérité de l’être. Quand Henri Fayol – puisque c’est de lui qu’il s’agit – théorise pour la première fois la gestion, il le fait en ingénieur. Un ingénieur mobilise des savoirs multiples pour résoudre des problèmes. Et parmi ces problèmes, on trouve les problèmes de gestion. Est-ce à dire que l’on est loin de la science fondamentale ? Il convient plutôt d’adopter une autre position, celle qui n’oppose pas fondamental et appliqué, mais qui montre que la théorie peut venir de problèmes concrets. C’est ce qu’un théoricien américain, empruntant la figure d’un ingénieur français, a appelé le Pasteur’s Quadrant : si Bohr était un pu théoricien, Pasteur, lui, partait de problèmes très pratiques pour élaborer des réponses théoriques. C’est exactement dans cet esprit qu’a été créé le CRG : mobiliser des savoirs multiples pour, travaillant sur des problèmes de gestion se posant aux praticiens, élaborer des savoirs théoriques. Et l’École est très fière que la première équipe de gestion à être entrée au CNRS ait été précisément le CRG, très fière que ce soit de l’École que soit advenue la reconnaissance par le CNRS de la gestion comme discipline scientifique.

Il n’y a donc nul paradoxe à ce que l’une des premières unités de recherche en gestion soit née d’une initiative de l’École polytechnique. La gestion a bien sûr avoir avec les sciences sociales, elle est une science sociale, mais elle a aussi à voir avec les sciences de l’ingénieur. A l’heure de l’intelligence artificielle, de l’innovation technologique généralisée, cette évidence se renforce chaque jour.

 

Revenant sur cette création du CRG, un point mérite d’être souligné. En 1972, le CRG était avec l’École à Paris, sur la montagne Sainte-Geneviève, et il était peu présent dans l’enseignement de l’École. Il est resté à Paris, longtemps après que l’École se fut installée à Palaiseau. Nous sommes heureux qu’il s’en soit rapproché doublement. D’une part, avec la création du département MIE, il a désormais pris toute sa place dans les enseignements, que ce soit dans le cycle polytechnicien, les Masters, et le doctorat. D’autre part, en s’installant à Palaiseau. Le rapprochement n’est pas encore total, puisque le CRG est abrité non loin de l’École, mais à l’ENSTA. Je ne désespère pas qu’une dernière étape soit franchie un jour prochain, lorsque l’École lui offrira des locaux en son sein, ce qui serait, j’en conviens, un très beau cadeau d’anniversaire.

Mais quelle est, aujourd’hui, la place de la recherche en gestion à l’École polytechnique ? Il me semble qu’elle revêt plusieurs particularités.

Certains assimilent la gestion à une science au service de la finance, du capitalisme dans ce qu’il a de plus sombre. Ce n’est pas ainsi que, dans la tradition qui lui est propre, l’École polytechnique la conçoit. Je voudrais ici noter quelques éléments du programme de cette première journée de célébration du jubilé du CRG.

On y trouve une session sur le management de la technologie et de l’innovation, une des spécialités pour laquelle le CRG est largement reconnu. Nous voyons ici ce lien, que je soulignais, entre l’approche du CRG et les sciences de l’ingénieur. On y parlera bien sûr de technologies de production, de robots, d’imprimantes 3D. Mais je vois qu’on y parlera aussi de santé, du développement de l’innovation technologique dans ce secteur. On est là, au moins en partie, dans le domaine du management public. Le CRG a une longue tradition de recherche en la matière, et notamment, précisément, dans ce secteur de la santé. Cette orientation s’inscrit dans la tradition même de l’École, dont l’une des vocations premières est de former des gestionnaires du domaine public. Plus largement, par ses recherches sur l’investissement et l’innovation responsables, l’énergie, la gestion des débris spatiaux, le CRG montre que la gestion comme discipline est au service de la résolution des grands problèmes sociétaux qui se posent aujourd’hui à nous et qui sont par nature des problèmes de gestion, même s’ils sont différents, par la pluralité et la diversité des acteurs impliqués, des problèmes de gestion qui se posent aux entreprises. Là encore, le CRG s’inscrit parfaitement dans la stratégie de l’École, qui met un accent tout particulier sur le développement durable.

Je tiens également à dire que je suis également sensible au fait qu’une autre des sessions de cette journée soit consacrée aux problèmes de gestion qui se posent à l’économie sociale et solidaire. L’École est attentive à ce domaine, elle y est présente. Des polytechniciens occupent des responsabilités importantes dans des organisations sociales et solidaires – on le voit avec Lulu dans ma rue – et il est important que le CRG mène des recherches dans ce domaine, le handicap en étant un exemple important. En tant qu’École d’ingénieurs, l’École polytechnique forme une partie des dirigeants d’entreprises, certes, mais sa vocation est bien plus large : elle vise à former les responsables qui, dans des postes divers, dans la sphère privée comme dans la sphère publique, ou dans le secteur à but non-lucratif, auront la charge de faire en sorte que notre société soit aussi innovante que possible, mais aussi moins inégale et plus juste. La recherche en gestion qui y menée présente aussi cette originalité de couvrir ces différentes dimensions, qui nous tiennent à cœur.

 

Un autre point relie le CRG à la stratégie de l’École. Comme son nom même l’indique, l’École polytechnique a été créée dans un esprit d’interdisciplinarité. Les artilleurs qui allaient participer aux campagnes de la Révolution et de l’Empire avaient besoin d’être formés en mathématique, en physique, en chimie. L’École, aujourd’hui, développe des centres interdisciplinaires auxquels le CRG participe. Je devrais plutôt dire, auquel i3-CRG participe. Le CRG est en effet devenu une des équipes d’un projet lui-même interdisciplinaire, l’Institut Interdisciplinaire de l’Innovation (i3). La gestion y travaille notamment en interaction avec l’économie, la sociologie, le design, les sciences de l’information et de la communication, mais aussi les sciences dures. I3 est un des grands projets interdisciplinaires en sciences sociales lancés par le CNRS, qui rassemble le CNRS, l’École polytechnique, MINES ParisTech et Telecom Paris. Cette dimension d’interdisciplinarité est au cœur des politiques de recherche que l’École entend développer, et dans lesquelles i3-CRG trouve naturellement sa place.

La lecture du programme de cette journée me conduit enfin à un dernier point. J’ai compris qu’elle serait animée par d’anciens doctorants du CRG aujourd’hui chercheurs dans des institutions étrangères prestigieuses, à Édimbourg, Hong Kong et Lisbonne, et qui aborderont les nouvelles frontières de la recherche en gestion. Le CRG occupe là encore toute sa place, en tant que participant au rayonnement international de l’École, par cet essaimage de ses doctorants, ses publications, et les visiting professors qu’il attire.

Cette journée n’est que le premier événement d’une série qui va se dérouler au cours de cette année 2022. Je déclare donc ouverts cette journée et ce jubilé, en souhaitant au CRG, au nom de l’École polytechnique, un très heureux anniversaire, et en espérant pour lui et pour sa dynamique équipe – pourquoi pas ? – cinquante prochaines années de recherche, aussi heureuses et fructueuses.

Intervention d’Hervé Dumez

 

Directeur d’i3-CRG

 

 

 

Monsieur le Directeur de la Recherche de l’École polytechnique et cher Benoît,

 

Chers tous, et même très chers tous,

 

je voudrais tout d’abord remercier Benoît pour sa présence ce matin, à laquelle nous sommes très sensibles.

 

Remercier également tous ceux qui ont accepté d’intervenir dans cette journée ainsi que tous ceux qui l’ont organisée.

 

Remercier enfin vous tous qui venez la suivre, à distance, nous manifestant ainsi votre attachement à ce laboratoire assez particulier qu’est le CRG. Vous êtes 160 inscrits.

 

J’ai beaucoup d’émotion à m’adresser à vous ce matin, pour toute une série de raisons.

 

La première est que, comme Benoît l’a souligné, peu de laboratoires, et sans aucun doute encore moins de laboratoires en gestion, ont ce privilège de fêter leurs cinquante ans d’existence. Mais l’âge n’est pas la seule particularité du CRG. Il s’agit quasiment des cinquante ans d’un projet tel qu’il a été pensé par Michel Berry, qui n’a pas été le premier directeur du CRG mais qui lui a donné, dès ses premières années, son empreinte organisationnelle, celle d’une recherche en gestion menée au contact des acteurs. Je pense que la meilleure expression est celle d’Andrew van de Ven lorsqu’il parle d’engaged scholarship. Il est assez difficile de rendre cette expression en français, je parlerais peut-être de recherche impliquée. Impliquée à l’égard des situations de gestion concrètes, impliquée à l’égard des acteurs en charge de gérer, dans les entreprises, dans les administrations, dans les associations, et aujourd’hui dans le cadre – ou l’absence de cadre – des grands problèmes sociétaux, les problèmes d’environnement, de développement durable, de choix énergétiques, qui créent des situations de gestion inédites. L’idée de Michel Berry a été que la recherche en gestion ne devait pas se faire en chambre ou en bureau, mais se sur le terrain, au plus près des situations de gestion elles-mêmes. C’est cette tradition que nous avons portée depuis cette impulsion initiale, et que nous portons encore.

 

La deuxième raison de mon émotion est que je suis au CRG depuis plus de quarante ans, que je ne l’ai quitté que pour être visiting professor au MIT et à Stockholm University, que j’ai participé en tant que directeur à la célébration des quarante ans du CRG (elle a été un peu décalée dans le temps en raison du déménagement à Palaiseau) et que je me trouve aujourd’hui à ouvrir cette année de jubilé. Je voudrais

néanmoins rassurer tout le monde : même si les destins sont favorables et que je suis encore vivant dans dix ans, il n’est pas question que je participe à l’organisation des soixante ans !

 

Il y a un petit miracle à ce que le CRG se soit maintenu dans la trajectoire définie par Michel Berry. Comment l’expliquer ?

 

Le miracle tient d’abord au fait que les chercheurs qui ont été recrutés par – ce qui est mon cas – et ont travaillé avec Michel Berry ont été attentifs à ce que cette tradition perdure.

 

Il tient aussi aux chercheurs qui ont intégré plus récemment l’équipe, attirés par cette manière de faire de la recherche en gestion, et se sont naturellement inscrits dans cette perspective. De la même manière que, pour un spécialiste, il est possible de reconnaître une interprétation de la philharmonie de Vienne, quel qu’en soit le chef à la baguette, à la sonorité de ses cordes, j’aime à penser qu’il y a une musicalité scientifique particulière des recherches menées au CRG. C’est elle qui a attiré des visiting professors de grand renom comme Suzanne Berger (M.I.T.), Bruce Kogut (Wharton), Marcelo Bucheli (Urbana Champain) ou Jean-François Chanlat (HEC Montréal), pour n’en citer que quelques-uns. Comme la philharmonie de Vienne, nous avons réussi à maintenir – j’emploie le mot avec des guillemets et des pincettes en ce contexte d’élection présidentielle – notre identité, et j’espère qu’elle continuera à se transmettre dans l’excellence.

Le miracle tient aussi, et je tiens à le souligner, aux doctorants brillants qui, d’année en année, ont été attirés par le CRG et y font fait leur thèse. Je suis heureux de voir que beaucoup sont présents aujourd’hui. Sans doute du fait de sa manière originale de faire de la recherche en gestion, le CRG a recruté, génération après génération, des profils variés, originaux et brillants. Ils ont renforcé, fait évoluer, développé et parfois co-créé les thématiques de recherche du laboratoire. Qu’ils en soient remerciés. Et que les doctorants actuels et futurs aient bien conscience du rôle qu’ils ont à jouer dans le rayonnement du centre.

Ce centre a marqué l’histoire de notre discipline, notamment par la création de concepts originaux. Il est difficile de les citer tous. Je me souviens – j’étais alors doctorant – de la création du concept d’instrument de gestion, qualifié par Michel Berry de « technologie invisible », et du scepticisme des spécialistes de la gestion autour de ce concept : rien de nouveau, aucun intérêt. On sait ce qu’il en est aujourd’hui. On peut également citer les concepts de situation de gestion et d’agencement organisationnel, de projectification de l’entreprise – et, plus largement, de la société –, de gestion de la singularité à grande échelle qui a conduit  à une approche de la gestion hospitalière autour du parcours du patient. Il appartiendra aux historiens des sciences de faire une étude plus approfondie de la manière sont le CRG a contribué aux sciences de gestion.

Dans ces cinquante ans d’histoire, l’École a joué un rôle déterminant. Effectivement, créer un centre de recherche en gestion, dans une école d’ingénieurs, en 1972, relevait d’une grande originalité, originalité qui est l’une des marques de cette école. Ces dernières années, la création d’un département d’enseignement et de recherche a été décisive pour le développement du Centre. Je profite de la présence de Benoît pour remercier chaleureusement l’École et sa direction pour leur soutien. J’espère que ce soutien se maintiendra, et que l’École restera attentive, par ses procédures de recrutement et de gestion des carrières, à ce que l’originalité du CRG puisse perdurer.

Quels défis pour l’avenir ?

Les thèmes de recherche pour le futur sont connus. Ils portent sur les transformations de l’entreprise autour de l’innovation, de l’espace (le premier article sur l’importance de l’espace dans la gestion a été écrit au CRG), des industries créatives comme modèle possible des évolutions de l’entreprise. Ils portent également sur le lien avec les sciences dites « dures » autour des technologies. Comme à chaque révolution technologique, les espoirs sont considérables et souvent déçus du fait des questions de gestion organisationnelle. Il est probable que l’IA n’échappera pas à cette loi d’airain de la gestion. Il est essentiel que notre discipline soit reconnue comme essentielle au bon déploiement de l’innovation technologique. C’est l’un des défis qui se posent à nous que de convaincre que penser la technologie sans la dimension organisationnelle et gestionnaire conduit trop souvent à l’échec. Et puis, bien évidemment, la question se pose de savoir quelle place la gestion peut et doit occuper dans les solutions apportées aux grands problèmes qui se posent à nos sociétés, en termes d’environnement et de développement durable. Comment gérer à l’échelle planétaire, gérer le risque, gérer l’investissement, gérer la dimension collective inédite des problèmes ?

Bref, il nous reste beaucoup de défis à relever et la table ronde finale de cette journée nous dira ce qu’en pensent de jeunes chercheurs brillants, issus du CRG et menant désormais leurs recherches à l’international.

Les Grecs et les latins avaient un adage disant : la chouette vole. Noctua volat. Pour eux, la chouette était l’oiseau de la connaissance et de sa recherche. Mais « la chouette vole » signifiait aussi que tout allait bien. Cinquante ans après sa naissance, le CRG est toujours en vol. Je forme des vœux pour qu’il vole encore longtemps dans le monde de la recherche. Bon anniversaire à tous.

Vous le savez, nous avons choisi d’organiser plusieurs événements cette année.

Nous vous tiendrons informés et nous espérons vous retrouver très nombreux en ces différentes occasions, cette fois en présentiel.

 

Merci encore à tous.