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La labo par Jean de Kervasdoué

Le « labo »

 

 

Pour comprendre mon insertion dans le labo et son héritage « santé », il m’a semblé utile, sans raconter ma vie, de décrire comment, par hasard, je me suis intéressé à ce sujet.

 

Préambule américain

Au milieu des années 1960, presque tous les ministères connurent la mode RCB (rationalisation des choix budgétaires[ME1] ) ; vint ensuite, au début des années 1970, celle du management. Ainsi fut créé en 1973 le CFSM, j’ai oublié comment se décline cet acronyme, mais je crois que c’était « Centre Supérieur de Formation au Management ». Il se trouvait dans les locaux de l’école centrale à Palaiseau. J’y enseignais la sociologie des organisations, un an après mon retour des Etats-Unis et mon séjour à Cornell. Il fut le prédécesseur de l’Institut Auguste Comte ; ils eurent, pour différentes raisons, la vie aussi brève !

Je ne sais pas comment Bertrand Collomb apprit mon existence dans cette équipe mais, à l’époque, il n’y avait encore que peu d’ingénieurs d’un corps de l’Etat qui étaient aussi titulaires d’un[ME2]  PhD. Le mien avait été obtenu à l’université Cornell où, en 1973, j’y ai défendu une thèse portant sur « Pouvoir et innovation dans les hôpitaux américains ».

Ingénieur du corps du GREF, j’étais parti en 1969 sur l’autre rive de l’atlantique pour y suivre un MBA. Ce fut Cornell car cette grande université, un des sept membres de la fameuse Ivy League, était la seule à avoir à l’est des Etats-Unis, un gigantesque département dédié à l’agronomie. J’avais pensé y suivre des cours « d’agribusiness », je n’y ai pris qu’un cours d’économétrie.

 

Mon premier passage de l’agriculture à la santé eut donc lieu en Amérique du Nord[ME3] . Il est dû au hasard. Dispensé d’un cours de mathématiques, au cours de mon second semestre du MBA, j’ai pris un cours de sociologie des organisations. Il se trouve que ce professeur avait obtenu un important financement de la sécurité sociale américaine (oui, cela existe) pour tenter de comprendre pourquoi les innovations médicales diffusaient lentement dans certains hôpitaux. Outre une base de données (déjà) portant sur 489 hôpitaux, il avait souhaité compléter cette analyse chiffrée par une trentaine d’études de cas pour bien saisir comment se faisait, ou ne se faisait pas, le choix d’innover. Il m’engagea l’été de 1970 pour être l’un de ses enquêteurs. Je découvris ainsi l’Amérique profonde ; ce fut notamment un choc d’entrevoir ce qu’était la pauvreté matérielle et intellectuelle dans ce pays si riche !

Mes relations avec l’équipe furent bonnes et, à la fin de l’été, Gerry Gordon, le professeur, me dit :

  • « Jean, j’ai déjà beaucoup d’étudiants en doctorat (il en avait quatre, dont John Kimberly qui terminait sa thèse), mais accepteriez-vous de rejoindre notre équipe et de vous inscrire en doctorat ? »

Ma réponse fut d’abord négative. Je me voyais mal expliquer à mon Corps que j’allais passer de l’agriculture à la santé et d’un MBA à un PHD.

  • « Mais, vous savez je vous paierai vos droits d’inscription à l’université (cette année 2023 ils s’élèvent plus de 50 000 $) et je vous verserai 3 000 $ par an. » A l’époque c’était une somme. »

La première année, j’avais été lauréat d’une bourse Fulbright qui couvrait mes droits d’inscription, le Ministère de l’agriculture français ne m’aidant en aucune façon et se contentant de payer mon salaire. J’allais donc devoir emprunter pour m’inscrire en deuxième année.

Après quarante-huit heures, je suis revenu le voir.

  • « Je suis d’accord, mais à condition que je fasse mon MBA et mon PHD en même temps ».
  • « C’est votre problème, pas le nôtre. Nous, on est d’accord ».

 

Outre la question financière, les matières enseignées en Business School me paraissaient simples et mes condisciples entreprenants (l’un d’entre eux avait déjà créé une compagnie aérienne), intelligents et incultes. J’étais content de poser mon sac chez des intellectuels.

 

J’ai donc choisi mon « major » : la sociologie des organisations et mes deux « minors » : la méthodologie de la recherche (mélange de philosophies des sciences et d’économétrie) et la psychologie sociale. Ce choix s’accompagnait de la constitution d’un comité de thèse, formé de trois professeurs (un pour le major et un pour chaque minor), il détermine notamment le contenu de l’examen de connaissance, le A exam, qui précède la soutenance de thèse. Pour le major, il faut tout connaître, pour les minors il faut « connaître[ME4]  tout ce qui est important ».

J’ai fini mon MBA en Juin 1971, passé mon A exam en septembre et me suis mis à ma thèse pour revenir en France dès que possible. Mon Corps (le GREF) qui, croyais-je, m’avait oublié, exigea que je revienne au début de 1972, je réussis à négocier de prolonger mon séjour jusqu’au mois de juin car à Paris aucun ordinateur accessible ne pouvait[ME5]  contenir la base de données que j’utilisais. Je revins au début de cet été-là. Personne ne m’attendait. Formellement, ma thèse fut défendue devant la faculté en janvier 1973.

Ce détour va expliquer notamment pourquoi le labo va s’intéresser à la santé et tisser des liens avec des universitaires américains dont John Kimberly et Victor Rodwin.

 

Rencontre avec Bertrand Collomb

Mais revenons à 1974. Je rencontre Bertrand Collomb et sa petite équipe d’alors, le labo avait un an. Il était heureux de m’accueillir, me dit-il. Il disposait d’un poste de chargé de recherche. Toutefois, je devrais passer un concours pour l’obtenir.

Bertrand m’a tout de suite impressionné par son calme, son élégance et cette façon de dire que rien ne presse, rien n’est un problème. Cela se confirmera plus tard par une anecdote. Alors qu’il avait quitté le labo depuis plus d’un an, je lui envoyais toujours mes projets d’articles. Pour celui-là, il me répondit quinze jours plus tard en s’excusant du retard et en me proposant quelques judicieuses modifications, rien d’autre. Toutefois, un mois après, j’appris que sa belle maison au toit de chaume de la banlieue nantaise avait totalement brûlé[ME6]  !

Bertrand et Caroline devinrent des amis, je suis le parrain de leur fille, nous ne nous sommes plus quittés.

Donc, toujours en 1974, comme, simultanément, il m’avait été demandé de créer le service des études économiques de l’Assistance Publique de Paris (AP, pas encore AP-HP), je lui donnais mon accord pour être chercheur à condition d’occuper le poste à mi-temps. Ainsi, pendant sept ans, de 1974 à 1981, je vins tous les après-midis à l’X sur la Montagne Sainte-Geneviève. Le matin j’étais à l’AP, place de l’Hôtel de ville, puis, en 1978, à la demande du cabinet de Raymond Barre, je créais le centre de prospective du Ministère de l’agriculture et rejoignais le labo en venant de la rue de Varenne. Cette transhumance quotidienne prit fin en juin 1981 quand je rejoignis le cabinet de Pierre Mauroy dont je fus le premier conseiller agricole.

 

Sur la montagne Sainte-Geneviève, le labo était au fond d’une cour en partie enterré, derrière le tennis de l’époque et à côté du bureau de gestion des personnels militaires de l’école. Je m’en souviens car y travaillait une secrétaire dont, de temps en temps, les débats amoureux venaient troubler nos studieuses réflexions. Nous la regardions passer avec une profonde admiration pour son tempérament…

Je partageais un bureau avec Jacques Girin, grand fumeur de Gitanes ; j’étais fumeur de pipe. Si mon bureau avait un désordre raisonnable, celui de Jacques était couvert d’articles, de coupures de journaux, de livres et … de cendres de cigarettes. Il avait entrepris de lire Karl Marx, Emile Durkheim et Adam Smith, parce que - disait-il - tous les trois parlaient d’organisation du travail. Il mit trois ans et en tira notamment de très intéressantes réflexions sur la conviction.

  • « Pourquoi, me disait-il, est-on convaincu par ces trois grands auteurs, alors que leurs idées sont irréconciliables ? »

Il en tirera une méthode d’analyse des textes où l’on peut distinguer, disait-il, comment un auteur, pour convaincre ses lecteurs, mobilise des valeurs et des acteurs. Ainsi, il avait transformé un débat sur la scientificité de la sociologie, débat entre Crozier et Boudon, en un article sur : « La charité est-elle d’essence chrétienne ? » Il en avait seulement modifié les acteurs et remplacé « scientificité » par « charité ». Impressionnant ! Je ne sais plus où est ce texte que j’ai longuement gardé.

Nous nous sommes merveilleusement entendus. Jacques était l’intelligence, l’humour, la culture, la création personnifiée.

 

Recherche sur la recherche médicale et les innovations dans le domaine de la santé

Très vite, je me suis décidé de proposer à la DGRST (Direction générale de la recherche scientifique et technique) un important projet de recherche avec deux grands volets, l’un en sociologie des sciences, l’autre en sociologie des organisations.

J’étais particulièrement intéressé par le lien entre demande sociale (médicale dans ce cas, mesurée par la morbidité et la mortalité des deux disciplines : la pneumologie et la cancérologie) et l’importance des efforts nationaux de recherche. Je souhaitais ainsi traiter de la question centrale en politique scientifique, à savoir : peut-on orienter la recherche ? Ou, pour le dire autrement : « Cherche-t-on là où il y a des problèmes, ou trouve-t-on là où il y a des solutions ? »

Cinquante années de recherche sur le cancer, montrent que l’orientation de la recherche ne porte ses fruits que quand les solutions sont à portée de mains. C’est la raison pour laquelle, je pense que, sauf exception, il faut financer des équipes et qu’il ne sert pas à grand-chose de lancer des appels d’offre thématiques. Le labo eut cette chance, celle d’être financé sans avoir à prétendre qu’il était immédiatement utile.

Nous avons collecté des données sur toutes les équipes de recherche françaises qui travaillent majoritairement ou ponctuellement pour ces deux disciplines, mesuré l’investissement en recherche et comparé avec la demande sociale. Nous avons trouvé que ce qui détermine l’effort de recherche n’avait rien à voir avec la mortalité, peu avec la morbidité, beaucoup avec le marché des biens et services médicaux de ces disciplines, y compris pour ce qui est de la recherche publique.

 

L’autre volet de la recherche portait sur la diffusion des innovations dans les hôpitaux français en pneumologie, comme l’étude américaine, et en cancérologie. De fait, je voulais dupliquer cet important projet et avoir une base de comparaison internationale. J’ai ainsi obtenu un important contrat. Il permit de recruter notamment Patrick Hontebeyrie et François Billon et de lancer le labo dans le secteur de la santé.

Pour le volet diffusion des innovations, nous avions bâti un questionnaire, nous l’avions prétesté et obtenu l’accord d’un professeur de l’ENSP (école nationale de santé publique située à Rennes) pour que cet outil de collecte de l’information serve aux élèves-directeurs durant leur premier stage sur le terrain. Cela leur permettrait d’avoir une clé d’analyse de leur établissement, pensait-on. Ils étaient 110.

Tout se passe bien, 17 questionnaires reviennent, puis … rien. Je m’en inquiète et j’apprends que la puissante FHF (Fédération hospitalière de France) avait donné une consigne aux directeurs d’hôpitaux d’empêcher de remplir ce questionnaire qui « posait des questions indiscrètes ». Je demande un rendez-vous au Président, plaide la cause de la recherche, garantit la non publication de données spécifiques à un hôpital, souligne le partenariat avec l’ENSP… Rien n’y fit. Pour la première fois de ma vie j’eu[ME7] s l’impression d’avoir à faire à un mafieux. Inutile de dire que quand, sept ans plus tard, je devins le directeur des hôpitaux, mes relations avec la FHF étaient…armées.

Heureusement, grâce au Ministère de la santé, nous eûmes beaucoup de données sur les établissements publics et privés et nos travaux se poursuivirent en évoluant progressivement vers des questions de micro et de macroéconomie de la santé. John Kimberly (Yale), vint en sabbatique au labo ces années-là, il en fut de même de Victor Rodwin (NYU).
Nous avons beaucoup publié ensemble. En 1979, j’eu
[ME8] s carte blanche pour organiser à Megève un séminaire sur l’avenir des systèmes de santé dans les pays occidentaux. Il en sortira en 1981 « La santé rationnée ? » qui fera grand bruit dans le milieu d’autant que je venais d’être nommé directeur des hôpitaux.

 

Des années heureuses

Que dire d’autre si ce n’est que le labo était plein de rires et d’idées, que si nous partagions une vie intellectuelle commune en interne avec nos cousins germains du CGS (Centre de Gestion Scientifique) de l’école des Mines, les équipes étaient indépendantes ?

La vie commune était faite de réunions du chef (Michel Berry), des passages nombreux à la documentation, des rencontres à la machine à café et des discussions avec la secrétaire générale du labo (Elizabeth Szuyska[ME9]  qui avait de nombreux talents dont celle d’être notre exigeante relectrice avant l’envoi des articles pour publication. Michel, grâce lui soit rendu[ME10] e, nous a notamment donné un merveilleux cadre institutionnel, nous épargnant le plus souvent les soucis existentiels qu’il avait à porter.

Il y eut beaucoup de congrès à l’étranger, c’est ainsi que je rencontrais en 1975 à Berlin, Théodore Marmor, lui aussi professeur à Yale, et grand spécialiste américain des politiques sociales. Notre collège invisible, comme l’on dit en philosophie des sciences, se tissait aux Etats-Unis, en Angleterre, en Allemagne. Avant mon propre départ en 1981, certains membres de l’équipe d’origine quittèrent le labo mais tous, ou presque, ont gardé des liens.

 

Il est indéniable que ce que je ferai plus tard au Ministère de la santé doit beaucoup au labo, notamment le PMSI (projet de médicalisation des systèmes d’information) car à Megève, grâce à John Kimberly, j’ai pu inviter Robert Fetter et découvrir son système de classement des séjours hospitaliers : les DRG (Diagnostic Related Groups). Mais le labo, plus tard, notamment, grâce à Gérard de Pouvourville et son équipe, a aussi joué un rôle important en menant des recherches sur la comptabilité analytique hospitalière.

Ces années furent des années riches et heureuses. Cohabitaient des originaux talentueux, menant leurs projets à leur rythme. Je ne puis que rendre grâce, une fois encore, à Bertrand Collomb et à Michel Berry de nous avoir réunis, protégés et permis de tracer notre route.

 

Jean de Kervasdoué

Aout 2023

 


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