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Aux fondements des escroqueries : comment la crédulité peut-elle être produite au sein des organisations ?

Entretien de Véronique STEYER, Maître de Conférences à l’École polytechnique dans le département Management de l’Innovation et Entrepreneuriat et chercheuse au CRG au sein d’i3. Diplômée de l’ESCP Europe (Programme Grande École), elle a obtenu un Doctorat en sciences de gestion de l’Université Paris Ouest et un PhD de l’ESCP Europe. Elle a été chercheuse visitant à l’Université de Warwick (UK) pendant 9 mois, et a également une expérience de consultante en management.

Ses recherches portent sur la construction de sens dans les situations de transformation et de crise,  la construction de la légitimité des structures d’innovation au sein des grandes entreprises ainsi que les formes organisationnelles a-hiérachiques (holacraties, sociocraties, entreprises libérées...). Elle a publié plusieurs articles scientifiques sur ces questions, notamment dans la  Revue Française de Gestion, Sociology of Health and Illness, et International Journal of Human Resources Management.

Sur quel projet travaillez-vous actuellement ?

Ce projet, développé avec Hervé Laroche (ESCP Europe) et Christelle Théron (IAE Toulouse) porte sur les escroqueries dont sont victimes les entreprises, les organisations en général et qui sont monnaie courante. La presse se fait souvent l’écho de ces mésaventures organisationnelles. Parmi quelques cas récents, on peut citer KPMG escroqué de 7,6 M€ en 2014, ou celle mise en œuvre par Maddoff, visant des particuliers et des entreprises. Ces effets peuvent être particulièrement délétères pour les entreprises - et leur management et équipes, souvent ridiculisés lors du scandale déclenché par le dévoilement de la supercherie. Rétrospectivement, il est difficile de comprendre comment ils ont pu être aussi crédules.

Ce phénomène a été peu étudié jusqu’à présent. Il est toutefois particulière fascinant : tout en relevant de phénomènes plus larges comme la fraude, le mensonge ou la tromperie, l’escroquerie les dépasse parce qu’elle ne procède pas seulement de la dissimulation ou de la distorsion d’information : elle construit une réalité illusoire. L’escroquerie, en effet, consiste à « faire croire » à un projet ou produit chimérique. Elle « est le fait, soit par l'usage d'un faux nom ou d'une fausse qualité, soit par l'abus d'une qualité vraie, soit par l'emploi de manœuvres frauduleuses, de tromper une personne physique ou morale et de la déterminer ainsi, à son préjudice ou au préjudice d'un tiers, à remettre des fonds, des valeurs ou un bien quelconque, à fournir un service ou à consentir un acte opérant obligation ou décharge » (code pénal article 313-1).

Quelques travaux s’y sont intéressés, en se focalisant sur la question de la confiance (ex. Lascoumes, 1997 ; 1999 ; Stolowy et al., 2014). Mais ils n’abordent pas un élément de compréhension fondamental : l’étude de ses fondations, c’est-à-dire de la manière dont l’escroc réussit à construire cette réalité illusoire pour ses victimes, avant même qu’elles ne lui fassent confiance. Comment agence-t-il son piège ? Comment est-il possible, dans un univers organisationnel, de faire croire à une chimère sans éveiller doutes et suspicion ?

Nos analyses décrivent finement la manière dont l’escroc, pour faire tenir cette « clé de voûte », va articuler des manœuvres de séduction, de légitimation et de restriction qui contribueront à prévenir le développement ou la prise en compte de doutes chez ses cibles. Notre étude de l’escroquerie donne ainsi des éclairages sur la manière dont la crédulité peut être « produite » au sein des organisations, indépendamment des dispositions individuelles des acteurs engagés. Il est alors possible de mettre en lumière des mécanismes présents plus subtilement dans d’autres situations de fraude et d’envisager différemment la manière dont les entreprises peuvent essayer de s’en protéger.

 

Propos recueillis par Marie-Claude Cléon