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Les batailles de l'institutionnalisation
Second épisode de la série de textes de Michel Berry concernant l'histoire du CRG.
Même après des débuts prometteurs, l’institutionnalisation des start-up suppose de rudes batailles, et beaucoup n’y survivent pas. J’ai découvert qu’il en était de même pour ancrer le CRG à l’X et au CNRS. Pour la clarté du récit, j’aborderai successivement ces batailles alors qu’elles ont parfois été menées de front. On verra qu’au-delà de mon rôle où j’ai souvent été amené à être en première ligne, la « troupe » du CRG avait la réactivité et l’imagination qui sied aux « disrupteurs ».
La foire aux postes
Pour fonctionner, le CRG avait besoin de postes et d’un budget de fonctionnement. Bertrand Collomb avait bien négocié, obtenant trois postes de chercheurs, un pour lui (maître de recherche), deux demi-postes de chargé de recherche (Jean-Pierre Ponssard et Jean de Kervasdoué) et un poste d’attaché de recherche (Jacques Girin). À cela s’ajoutaient un poste d’ingénieur de recherche (Denis Bayart), une bourse de thèse (Jacques Sarrazin) et un poste d’administratif (Élisabeth Szuyska). Gérard de Pouvourville allait arriver avec une bourse de thèse de l’X, et Jean de Kervasdoué avec une petite équipe pour laquelle il avait des financements.
À partir de 1975, j’engage une croissance rapide, en recrutant des jeunes avec des bourses de l’X, et en rémunérant des personnes sur contrats Armines. Le CRG a donc un financement hybride, mais les moyens accordés par l’École sont essentiels à son équilibre financier.
Le budget de fonctionnement se négocie avec la direction des laboratoires, de même que les postes d’ingénieurs et d’administratifs. L’attribution des bourses de thèses et des postes de chercheurs est en revanche discutée en conseil des laboratoires, où réunissent tous les directeurs de laboratoires.
Pour l’attribution des bourses de thèse, les choses se passent bien : il y a assez de bourses. Il en va tout autrement pour les postes de chercheurs. L’École a reçu quelques postes en dotation pour développer une politique de recherche propre, mais les attentes des laboratoires envers ces postes sont très différentes. Pour les laboratoires établis, il s’agit d’accueillir temporairement des chercheurs. Pour les nouveaux laboratoires (CRG et Mathématiques appliquées) l’enjeu est de stabiliser des chercheurs, ce qui ne plaît guère aux autres qui voient réduire leur marge de manœuvre.
De 1975 à 1977, les choses se passent bien grâce à l’appui de la direction qui veut soutenir les laboratoires récemment créés. Ensuite nous rencontrons de plus en plus de difficultés, pour plusieurs raisons. D’une part, fin 1976, une coupure des créations de postes au CNRS fait que les labos traditionnels essaient eux-aussi de trouver des solutions de raccroc. D’autre part, Henri Piatier, directeur de l’enseignement et de la recherche, notre soutien depuis le début, est remplacé par un nouveau directeur qui n’est vraiment pas un allié. Il me dira d’ailleurs : « Vous le dites vous-même, vous êtes pluridisciplinaires ! » Ce ne sont pas des conditions confortables de dialogue avec son directeur. Pour compliquer le tout, Valéry Giscard d’Estaing, élu président de la République en 1974, a émis - allez savoir pourquoi - l’avis qu’enseigner la gestion aux élèves à l’X est leur pervertir les cerveaux, et qu’il faut voir cela plus tard.
Nous aurons malgré tout réussi à grappiller six postes de chercheurs, avec toutefois de plus en plus de difficultés. Pour le sixième de ces postes, je défends un candidat en appuyant sur le sujet qu’il traite, la sûreté nucléaire. Des collègues sont suspicieux et pas ravis de voir un poste gelé pour un laboratoire dont ils n’approuvent pas forcément la création. C’est alors que Laurent Schwartz dit : « J’ai regardé le dossier, mais je ne vois pas beaucoup de mathématiques là-dedans ! ». Heureusement je peux lui répondre : « Ce n’est pas parce je ne saurais pas faire[1], mais parce que ce n’est pas pertinent. » L’argument porte, mais je sens que j’arrive au bout de ce que je peux obtenir.
[1] À la fin de ma scolarité à l’X, j’avais été approché par son laboratoire pour faire de la recherche en maths.
Douze hommes en colère
Un problème se pose début 1978 au sujet de la promotion de Jacques Girin. Recruté comme attaché de recherche, s’il n’est pas promu au bout de six ans, il doit être licencié. L’affaire est grave, pour lui bien sûr, et existentielle pour le CRG. Le conseil des laboratoires émet un avis défavorable, arguant le manque de publications. Je rappelle notre stratégie concernant les publications, validée par la Commission de la recherche, mais le conseil des laboratoires renvoie la décision à celle-ci.
Le contexte a toutefois radicalement changé. Bernard Grégory vient d’être foudroyé par une crise cardiaque et un président par intérim est nommé, lui aussi physicien mais peu ouvert à notre démarche. Il n’a de plus pas participé à la réunion de confirmation quelques semaines plus tôt, présidée par Bernard Grégory. J’avais rédigé avec soin une note « Le Centre de recherche en gestion : essai d’approche scientifique » mais la discussion avait été une formalité, Bernard Grégory disant que notre trajectoire lui donnait confiance, et je ne suis pas sûr que les autres participants aient vraiment pris connaissance du fond.
Je dois donc défendre le dossier face à une assemblée hostile, ayant en outre perdu, comme je l’ai dit précédemment, le soutien de la direction. Le représentant syndical demande même « Vous rendez-vous compte de votre responsabilité en engageant les chercheurs dans cette voie ? » Je lui réponds : « Je sais qu’il y a des risques, mais nous avons recruté des ingénieurs de grandes écoles et le risque qu’ils courent n’est pas le chômage ». Je ne me rappelle plus les arguments utilisés pour répondre aux questions et critiques, ni le temps que cela a duré, mais je me sentais comme Henry Fonda dans « Douze hommes en colère », retournant les uns après les autres. Finalement, la Commission accepte la promotion de Jacques Girin.
Je dois en tout cas passer pour un malotru car je quitte aussitôt la salle de réunion pour foncer vers Orly : j’avais réservé un week-end à Venise avec le comité d’entreprise de l’École. Je pars en retard, l’autoroute est embouteillée et je roule sur la bande d’arrêt d’urgence. À Orly, le parking est complet et je laisse ma voiture près de l’entrée. Quand j’entre dans l’aéroport, le haut-parleur clame « On attend Monsieur Berry, on attend Monsieur Berry ! » Heureusement c’est un vol charter qui a une heure de retard, ce qui évite un drame familial. Il me faut plusieurs heures pour retrouver mon calme. Au retour ma voiture n’est pas à la fourrière et je m’en tire avec une contravention raisonnable.
Le lundi suivant, nous fêtons l’événement. Jacques Girin dit au bout d’un bref moment, avec un grand éclat de rire : « Je vous laisse, il faut que je me dépêche de préparer des publications ! »
Quel avenir pour la Montagne Sainte Geneviève ?
Les anciens sont majoritairement contre le déménagement de l’X à Palaiseau et certains s’organisent pour s’y opposer en créant le Groupe X Montagne Sainte Geneviève (GXM). Après l’élection de Valéry Giscard d’Estaing, ils crient victoire car celui-ci a écrit sur le dossier de transfert quand il était ministre des Finances : « ce projet est absurde. »
Des groupes de travail sont créés pour imaginer des solutions alternatives. Je me sentais peu concerné par le sujet avant de venir au CRG, mais, là, je suis motivé car je ne vois pas comment concilier à Palaiseau un travail soutenu de terrain et une vie collective intense. Je participe donc à ces travaux. Opposants et partisans m’apprécient, et je ferai ainsi partie des conseils de l’AX pendant 20 ans, devenant membre de son bureau, position me sera utile dans la suite.
Mais le Président de la République confirme le déménagement et le GXM, furieux, décide d’essayer de renverser le conseil d’administration de l’AX qui défend le projet. Il y réussit, lors d’une assemblée générale volcanique qui réunit plus de 3 000 personnes au Palais des congrès. Lors de cette séance, André Giraud, président de l’École, veut rassurer l’assemblée sur l’avenir de l’École. Quand on lui demande pourquoi les autres écoles qui doivent accompagner l’X n’ont pas encore bougé, il répond : « Le gouvernement ne veut pas forcer celles qui n’en ont pas envie d’aller à Palaiseau. » C’est la bronca : « Alors, l’X en a envie ? avoue-le ! » André Giraud quitte rapidement la scène.
Face à une menace de schisme, une recherche de compromis avait été lancée en 1974 et confiée à… Bertrand Collomb. Après nombre de consultations, il propose une solution : l’X irait à Palaiseau et garderait la Montagne Sainte Geneviève. La science et la technique à Palaiseau, l’économique et le social à Paris. L’idée détend les tensions. C’est acté dans un conseil restreint à l’Élysée en octobre 1974. Les trois laboratoires de sciences économiques et sociales restent sur la Montagne en attendant. Ouf !
Sauver l’option : la stratégie de la bouteille à la mer
Mais le déménagement remet en cause la majeure et les options d’économie. Un retour de balancier se précise. Les départements scientifiques voient d’un mauvais œil la désertion de leurs élèves vers l’économie et la gestion et montent en épingle certains abus lors de stages d’option. En 1974, Thierry de Montbrial, nommé président du département économie, infléchit les cours vers l’économie mathématique. Peut-être considère-t-il que c’est le mieux pour les élèves (au moins ce ne sera pas du “baratin”), peut-être est-ce une stratégie défensive face à la montée des critiques.
Nous apprenons que notre option sera supprimée à Palaiseau. Je sens que je n’arriverai pas à le faire changer d’avis Thierry de Montbrial, et je me rends compte qu’aucune intervention vers le haut ne pourra être efficace. Il faudrait susciter une révolte des élèves pour sauver l’option. Mais comment faire avec des élèves à Palaiseau ?
Un plan est fomenté. Puisque les options plaisent aux élèves et aux organisations qui les accueillent, le faire savoir en organisant une soutenance publique dans le célèbre amphi Poincaré de la Montagne Sainte Geneviève. Il faut qu’il y ait du monde et que les présentations des élèves soient réussies. Nous faisons travailler avec soin les exposés des élèves, et la présentation a lieu le 21 janvier 1977. Il y a beaucoup de monde et les six binômes font leur présentation. Christophe Midler, dont le stage avec Charles Tarbé de Saint-Mardouin à la direction du Matériel de la SNCF a été piloté par Denis Bayart et Pierre-Louis Dahan, fait un exposé très applaudi. Sur tous les sujets, des patrons interviennent de la salle pour dire combien ils apprécient la formule. Gérard de Pouvourville rédige un article pour la Jaune et la Rouge, qui est publié en avril 1977, et nous croisons les doigts.
Peu après, Gérard déboule dans mon bureau : « Ça mord ! ». Une polytechnicienne, Marie-Odile Coiffard, qui est tombée sur l’article, se demande pourquoi cette option ne figure pas dans la liste de celles proposées. Je prends contact avec elle et lui suggère de réunir une douzaine d’élèves intéressés et de faire le siège de la direction des études. Avec le déménagement à Palaiseau, la direction craint que les élèves ne soient agités loin de la Montagne Sainte-Geneviève où ils pouvaient profiter de Paris. Marie-Odile réunit une douzaine de camarades qui engagent une démarche auprès de la direction. Je ne me rappelle plus s’ils ont eu beaucoup à se battre[1], en tout cas, la direction des études m’informe que notre option est rétablie. Marie-Odile a peut-être sauvé le CRG, une coupure avec l’enseignement de l’École étant particulièrement dangereuse. Devenue Marie-Odile Cabridain, elle est entrée au CRG après l’option, y a fait sa thèse, a été recrutée par le CNRS et a donné envie à son époux, Gilles, de venir y faire une thèse.
[2] Elle m’a dit récemment qu’elle ne savait pas comment s'y prendre, mais que des élèves inventifs ont parlé plus et plus fort qu’elle quand il a fallu rencontrer la direction.
[3] Je tire parti d’Un regard sur les élites françaises. L’institut Auguste Comte, d’Alexandre Moatti (Edition Cassini, décembre 2022). Il m’y attribue toutefois un rôle plus important que je n’ai joué, considérant que j’ai imposé un enseignement par projets qui aurait fait de gros dégâts à l’Institut Auguste Comte et au Corps des mines. On verra qu’en fait la vision que j’avais proposée a été beaucoup dénaturée. Son livre a cependant l’intérêt de revenir sur une histoire que tous semblent avoir oubliée, même ceux qui y ont joué un rôle…
Inventer une nouvelle formation sur la Montagne
Revenons à la fin 2014. Le Président de la République charge Thierry de Montbrial d’animer une commission pour étudier le projet de création d’une nouvelle institution. Je participe à ses travaux mais j’en ai peu de souvenirs[1]. Il remet en septembre 1975 un rapport au Président de la République proposant de créer un organisme de recherche visant un prestige égal à la Rand Corporation. Mais l’idée ne plaît guère au président, qui demande à André Giraud d’étudier un projet de formation pour accueillir des anciens X, et d’autres, après plusieurs années de carrière. Celui-ci me demande d’étudier un projet de formation se démarquant de ce qui existe.
J’y travaille, en tirant parti de mon expérience aux Mines et à l’X. L’ingénieur est accusé d’être trop focalisé sur les aspects techniques de sa tâche et d’avoir une approche trop « rationnelle » des problèmes, et il faudra l’ouvrir aux facteurs « humains » et politiques des décisions. J’avance qu’il faut limiter les cours magistraux qui laissent peu de place aux dialogues permettant de remédier aux cloisonnements intellectuels entre le « scientifique » et le « reste ». Je propose des enseignements en petits groupes et nourris de cas concrets comme des supports de la réflexion. On peut aussi bien initier de cette manière les auditeurs aux apports des sciences humaines que leur faire mesurer les limites des modèles de management. C’est encore la mode de la recherche opérationnelle, l’informatique fait naître de grands espoirs, des cabinets de conseil proposent des outils de gestion, et une naïveté par rapport à ces instruments peut engendrer des catastrophes. Je propose donc de développer une connaissance critique de ces champs de connaissance nouveaux ou peu connus des ingénieurs.
Je propose aussi d’impliquer les élèves dans un projet les amenant à travailler les notions enseignées sur un vrai sujet. Encore faut-il qu’il présente un enjeu réel tout en laissant une liberté aux auditeurs et qu’il ne soit pas trop vaste pour ne pas inciter à des analyses superficielles. Il faut surtout qu’il soit encadré par des enseignants qui ont un savoir-faire en la matière. Une question délicate résidera dans leur recrutement, mais je connais une “fabrique” de ce type de profils...
Je remets une note à André Giraud, qui me dit. « Voilà un projet original, comme j’attendais, mais pour le vendre aux ministères, j’aimerais que vous ajoutiez des éléments classiques : des cours de ressources humaines, de stratégie, etc. » Je lui réponds que je ne le souhaite pas car c’est en décalage avec le projet auquel j’ai pensé. Il me répond alors qu’il va le demander à un membre de son cabinet, Achille Ferrari. J’ai un bon contact avec lui, et je réponds qu’il saura très bien faire. Près de 18 mois plus tard, lors d’un cocktail, André Giraud me prend à part : « Vous redoutiez de passer pour un c.. avec ce que je vous avais demandé, mais c’est moi qui ai joué ce rôle ! » Oula ! pas content. Heureusement il était devenu entre-temps ministre de l’Industrie…
Le projet circule et quelque mois plus tard le ministre de la Défense nomme un de ses collaborateurs, Jean de Ladonchamps, pour animer un groupe de travail afin de soumettre au conseil d’administration de l’X le projet de création d’une nouvelle institution. Je participe aux nombreuses réunions de ce groupe et suis très sollicité par Ladonchamps. C’est ce qui fait dire à Alexandre Moatti que toutes mes idées ont été reprises et que le CRG avait pris le pouvoir, ce qui était loin d’être le cas comme on verra. Une fois le rapport remis, je ne suis le dossier que de loin car j’ai d’autres dossiers chauds.
Le casse-tête des thèses
Un dossier important est celui des thèses. Au CGS nous ne faisions pas de thèses. La bonne filière aurait d’ailleurs été difficile à trouver. Nous nous projetions au départ comme des chercheurs en recherche opérationnelle, mais notre volonté de tester les modèles sur le terrain était en décalage avec les préoccupations académiques du moment. Nous avons évolué vers des recherches plus proches du management, et lu avec enthousiasme le livre de Cyert et March A Behavioral Theory of the Firm, qui montrait l’intérêt d’accéder à la vie concrète des organisations. Nous avions pris intérêt au livre Le phénomène bureaucratique de Michel Crozier, notant que nos approches étaient complémentaires : Crozier étudie le jeu des acteurs avec le système, et nous étudions la façon dont le système influe sur le comportement des acteurs. Mais Simon, March ou Crozier n’avaient guère de poids académique en France à l’époque et il nous aurait fallu nous soumettre à des normes qui nous auraient fait perdre du temps. L’École des mines n’exerçant aucune pression, nous nous dispensions des thèses.
À l’X, c’est différent. D’une part, tous les membres recrutés par Bertrand sont en cours de réalisation d’une thèse ou d’un PHD. D’autre part, un X qui fait une thèse en gestion est dispensé de la ”pantoufle”, c’est à dire des frais de scolarité s’il ne reste pas fonctionnaire pendant dix ans. Je n’en sais plus le montant, mais il était très important. Concrètement, il faut que Gérard de Pouvourville puisse réaliser sa thèse à partir de l’étude sur les achats. Ce n’est pas nécessaire pour Yves Cohen-Hadria qui n’a pas le fil à la patte de la pantoufle, mais ils décident de faire une thèse ensemble.
Une thèse à deux c’est rare, et je ne sais même pas si cela s’est déjà fait. Mais avec qui ? L’École n’est pas habilitée et moi non plus puisque je n’ai pas de thèse. Un travail de terrain comme celui-ci est en décalage avec les programmes doctoraux de l’époque, mais Bertrand nous met en relation avec un professeur de stratégie à Aix-en-Provence. Nous ne le connaissons pas, mais il accepte de prendre les deux larrons pour faire une thèse en commun.
Dans mon souvenir, ils n’ont pas beaucoup d’échanges avec lui, qui a délégué la direction de thèse à un autre professeur. Je ne me souviens plus des suggestions et commentaires de ce dernier, mais je me rappelle que Gérard et Yves en sont parfois agacés. Je travaille en tout cas de près avec eux pour construire une architecture de thèse qui se tienne. Ils reçoivent toutefois une demande de leur directeur de thèse qui a des retombées bénéfiques. Comme celui-ci a besoin de questionnaires et de traitement statistique de données pour se sentir rassuré, il leur demande de tester les résultats de l’enquête chez Renault par un questionnaire envoyé à plusieurs entreprises. Ils élaborent un questionnaire relatif à la gestion des achats et aux critères d’évaluation des acheteurs et le diffusent à un certain nombre de grandes entreprises. Ils reçoivent les résultats et, surprise, plusieurs grandes entreprises jugent les acheteurs sur la dérive des prix des familles de pièces, avec des effets semblables [1]. Voilà qui conforte la pertinence du modèle de l’agent économique mobilisé.
La thèse doit être soutenue un 31 août à Aix-en-Provence, où je me rends avec les deux compères. Nous apprenons en arrivant que le professeur qui avait accepté de les prendre en thèse et qui était prévu comme président de la soutenance, n’y assistera pas. Je n’ai jamais su pourquoi, peut-être parce que la méthode ne lui convenait pas et qu’il ne voulait pas la cautionner. Celui qui avait suivi de près les travaux et avait fait office de directeur de thèse, embêté, trouve un arrangement en étant à la fois président du jury et directeur de thèse, cumul possible à l’époque. La soutenance se passe bien, les candidats ont les félicitations qui conviennent, mais je me dis : « plus jamais ça ! »
Il nous faut donc trouver des directeurs de thèse ouverts à notre approche et permettant une soutenance dans de bonnes universités pour que l’X ne doute pas de nous. Les problèmes se règlent au cas par cas. Jacques Girin ne peut pas avoir Michel Crozier comme directeur de thèse : les thèses de sociologie ne dispensent pas de la pantoufle. Il soutient à Dauphine avec Pierre Jarniou. Christophe Midler soutient à Paris 1 avec Marcel Capet. Marie-Odile à Dauphine, avec Henri Tézenas du Montcel, ouvert et intéressé par la démarche. Avec le temps nous sommes suffisamment (re)connus pour trouver de bons arrangements, mais c’est moi qui effectue le travail de direction de thèse (avec Gérard pour la thèse de Marie-Odile), pendant que nos partenaires ajoutent un cran à leur CV et, souvent, touchent une prime.
Heureusement nous allons progressivement prendre la main. Le CGS et le CRG sont invités (je ne sais plus à quelle date) à participer à un DEA dont Bernard Roy, théoricien connu des décisions multicritères et qui nous apprécie, est le responsable à Dauphine. Cela permet à Jean-Claude Moisdon (directeur du CGS) et à moi de diriger des mémoires de DEA et des thèses à Dauphine. En 1981, nous sommes habilités avec les Mines et Dauphine, à délivrer un doctorat de docteur ingénieur (DDI), qui dispense de la pantoufle et est reconnu par l’université et le CNRS. Cela nous permet de développer un programme doctoral propre, le DDI étant remplacé plus tard par une thèse classique (je ne sais plus quand).
Le transfert au CNRS : dans la gueule du loup ?
À partir de 1978, l’X n’arrive pas à gérer son petit contingent de postes de recherche, et en particulier à promouvoir ses chercheurs avec un nombre constant de postes et une pyramide des grades fixe. Elle a alors une idée : transférer au CNRS tous ces postes. J’essaie de m’opposer à ce projet parce que cela me paraît comme être jetés dans la gueule du loup.
Le coup du mépris.
En effet, dès 1974, Bertrand Collomb me pressait pour rapprocher le CRG du CNRS. Comme j’étais sceptique, il a pris un rendez-vous avec le directeur des sciences économiques et sociales. Celui-ci nous reçoit avec les égards dus à un membre du cabinet d’Alain Peyrefitte, mais quand Bertrand lui demande si le CNRS peut s’ouvrir à la gestion, il prend un air grave, sort un ouvrage, le compulse et dit d’un air solennel : « Non, Monsieur, je ne vois pas marqué sciences de gestion dans la liste des disciplines du CNRS ! ». On sent un mélange de respect envers Bertrand et de mépris envers les sciences de gestion. Bertrand sort furieux de l’entretien, et moi soulagé.
Le trouble soutien de Michel Crozier
Mais là, je suis acculé. On me dit que je peux présenter la candidature du CRG comme jeune équipe, à la commission économie ou à la commission sociologie. Pas question d’un rattachement à la sociologie, les thèses de cette discipline ne dispensant pas de la « pantoufle ». Je rédige un projet de candidature et l’envoie au nouveau directeur scientifique, Edmond Lisle.
Quelque temps plus tard, je reçois un coup de fil de Michel Crozier qui me dit qu’il a lu notre dossier de candidature. Il a trouvé très intéressant, mais nous allons nous faire massacrer par la commission économie, à moins que… Voici son idée : je pourrais présenter un dossier en collaboration avec le CSO et ce serait l’occasion de créer un laboratoire propre du CNRS à cheval sur la sociologie et économie. Je serais directeur-adjoint de ce laboratoire, responsable de l’équipe gestion. Il connaît bien Edmond Lisle qui appuiera ce projet. Mais je lui réponds qu’il n’en est pas question. Nous pourrions discuter tout au plus d’un partenariat avec le CSO, qui permettrait au CRG de candidater au CNRS auprès de la commission économie avec le soutien d’Edmond Lisle. Crozier, déçu, dit qu’il va réfléchir.
Les visiteurs du soir
Quelque temps plus tard, je reçois un coup de téléphone de Jean-Pierre Worms, chercheur historique du CSO, qui me dit que plusieurs chercheurs du CSO aimeraient me rencontrer de manière discrète. Intrigué, je propose une rencontre à une heure où il n’y a plus grand monde sur la Montagne. Plusieurs arrivent en catimini et me supplient d’accepter la proposition de Michel Crozier. L’ambiance est très tendue au CSO entre ceux qui veulent s’émanciper et ceux qui veulent développer le « canal historique ». Un compromis a été trouvé avec une scission en deux équipes, l’une dirigée par Renaud Sainsaulieu et l’autre par Erhard Friedberg. Cela ne peut cependant se faire que si le CSO devient laboratoire propre, ce qui suppose une augmentation de sa taille, notre absorption paraissant donc une condition de la réussite. Je leur dis que je ne veux en aucun cas de cette solution et que la seule possibilité est d’imaginer une coopération, au nom ronflant s’il le faut, dans laquelle le CRG gardera son autonomie. Ils repartent déçus, mais je crois aussi résolus à défendre un projet de coopération.
Théorie et pratique des relations de pouvoir
Michel Crozier reprend contact pour mettre au point le dossier de notre coopération. Le CSO se scindera en deux équipes et le CRG se présentera séparément à la commission économie, et nous scellerons une d’alliance interdisciplinaire. Quelque temps plus tard, il m’envoie un projet et je suis stupéfait : le CRG figure comme équipe intégrée au laboratoire, dont je suis directeur adjoint. Je bondis sur mon téléphone : pas question de transmettre ce texte. Il me dit : « C’est embêtant car je l’ai déjà transmis, et ça pourrait faire scandale à la direction scientifique si je le reprends ». Je lui réponds : « il vaut peut-être mieux un petit scandale tout de suite qu’un gros scandale plus tard ! ».
Finalement il me dit qu’il va changer le dossier. Notre dossier de reconnaissance comme jeune équipe passe sans encombre en 1980. Il faut dire que le CNRS récupère gratuitement des postes et qu’Edmond Lisle a appuyé notre candidature. Je ne sais pas comment Crozier a fait, mais il a réussi à transformer son centre en laboratoire propre sans l’agrandir, avec de beaux locaux payés par le CNRS et partagés avec le Centre d’études arctiques de Jean Malaurie.
Je suis nommé au comité de direction du CSO, et je peux apprécier la détermination de Michel Crozier à défendre son équipe dans les phases de crise. Il n’y a pas eu d’ingérence du CSO dans la gestion du CRG et la coopération est restée de papier, mais avons développé plus tard des coopérations, notamment pour la création de Gérer et comprendre.
La si courte vie de l’Institut Auguste Comte
Revenons à la Montagne. La décision est prise de créer l’Institut Auguste Comte pour les sciences de l’action (IAC). Je ne sais pas qui a eu l’idée de parler des « sciences de l’action », mais cette formulation est à l’opposé de la démarche maïeutique que défends. Jean de Ladonchamps n’en est pas directeur, mais adjoint de Michel Lafon, ingénieur du Corps des Télécom. Roger Martin, président de Saint Gobain, est nommé président. C’est, selon Alexandre Moatti, la figure du Corps des mines la plus en vue du monde de l’entreprise privée.
J’apprends que Roger Martin, pour affirmer son indépendance par rapport à l’X, lui a demandé de reprendre ses trois laboratoires de sciences sociales. Nous n’étions pas au courant mais heureusement l’X n’a pas de place… De plus, le nouveau président de l’X que j’avais pu briefer, informe Roger Martin que le CRG pourrait être utile à l’IAC, et que j’avais activement participé à sa création. En tout cas, Michel Lafon discute avec moi de coopérations possibles. Ouf !
J’opte pour une place à la marge. Le caractère présidentiel du projet attire des puissants et des mondains (certains sont les deux à la fois) et je ne nous sens pas armés dans ces registres. Des directions d’enseignement sont d’ailleurs créées avec des personnalités : Jacques Maison-Rouge, PDG d’IBM-Europe, pour le Contexte international ; Jacques Lesourne pour La Logique de la décision ; Michel Crozier pour la Dynamique des organisations ; Jérôme Monod pour L’économie ; Jean Michardière, conseiller maître à la Cour des Comptes, pour L’environnement ; Maxime Rallet, directeur général d’Euroforhum, pour la Communication-Comportement. Du beau linge. Chacun a son sherpa, titulaire d’un poste de maître de conférences.
Le contenu des cours de ces personnalités est de ceux que j’avais suggéré d’éviter. Je demande alors simplement d’encadrer trois projets en étant aidé de “co-pilotes”, jeunes du CRG qui pourront se faire la main pour plus tard. Michel Lafon me donne son accord. Je suis maître de conférences (à mi-temps), Vincent Dégot, Christophe Midler et Yves Cohen-Hadria étant maîtres de conférence de deuxième catégorie à temps plein, ce qui est bienvenu face à la pénurie de postes de recherches de l’X.
La première promotion commence en janvier 1979, pour un cycle de six mois, (les années suivantes la scolarité durera 9 mois). Je ne me rappelle plus les libellés des projets de la première année, mais plusieurs tombent dans les travers que j’avais recommandé d’éviter : trop larges, trop hors sol, ou trop centrés sur des demandes laissant peu de liberté. Les cabinets ministériels ont mis leur grain de sel dans le choix des projets, la pédagogie passant au second plan…
Les invasions barbares
Notre insertion n’est pas simple. Un conflit surgit d’emblée quand on nous fait savoir que les enseignants devront se soumettre à des tests psychotechniques pour pouvoir être recrutés. Je refuse, mais je ne sais plus si les autres du CRG en ont fait autant. Face à l’insistance de la direction, je dis que je passerai le test sans chercher les résultats. Pour ce test de graphologie, je résume un livre de Maurice de Montmollin, avec lequel nous échangions justement depuis plusieurs mois, Les psychopitres, une autocritique de la psychologie industrielle : la sélection est souvent une mauvaise plaisanterie ; la formation, une illusion coûteuse ; la notation du personnel, l’évaluation des postes de travail, des rites bureaucratiques. La psychologie est une discipline intéressante, mais on ne sait pas définir de manière rigoureuse le profil psychologique qu’il faut pour tenir un rôle dans l’entreprise, et c’est là le problème.
Je ne vais pas chercher les résultats, mais je suis recruté. Nous trouvons progressivement notre rôle, au prix de bras de fer perpétuels, car nos conceptions sont éloignées avec certains des acteurs influents de l’Institut. Étudiant les archives de l’Institut Auguste Comte, Alexandre Moatti note que j’ai beaucoup écrit et y voit la preuve que je suis très influent sur les orientations de l’Institut. C’est plutôt que j’essaie d’expliquer comment nous faisons, pour aider les autres pilotes à éviter des dérives que je vois, et pour gagner la liberté de faire les choses comme il nous semble bon.
Je suis un jour invité par Roger Martin et je me dis que je vais enfin pouvoir lui expliquer ce que je pense. Mais il me déconcerte : « Je souhaiterais vous embaucher car je ne suis pas content de la manière dont Saint-Gobain organise sa planification. » C’est inattendu et ma réponse fuse : « Le CRG ne survivrait pas à mon départ » - « Quelle importance ? » - « Comment ça, quelle importance ? » Je lui explique que, depuis que j’étudie l’entreprise je n’ai plus envie d’y entrer car j’y manquerais de liberté. À moins peut-être d’avoir une place comme la sienne… Il me répond avec un sourire qu’il faut forger pour devenir forgeron. Je lui parle de l’IAC, et il m’invite à lui faire part périodiquement de mes analyses, ce que je ferai.
Comment attirer des élèves ?
Neuf mois à temps plein ou même six, c’est long pour quelqu’un entre 35 et 45 ans avec de belles perspectives de carrière, et c’est un défi de recrutement pour l’Institut. Pour la première promotion, Roger Martin joue de ses relations pour recruter des personnes à haut potentiel. Certains semblent se demander ce qui leur arrive. Ils peuvent certes être flattés d’avoir été choisis mais ce pourrait aussi être une mise sur la touche, le montant de la scolarité étant moins élevé que le salaire de l’assistante économisé. La plupart se demandent ce qu’ils pourront bien faire pendant ce nombreux mois.
Ils peuvent certes écouter des personnalités éminentes désignées comme professeurs. Mais on se lasse vite. Il n’est par ailleurs pas facile de passionner les élèves sur les projets proposés, parfois moins excitants que ceux qu’ils peuvent avoir à mener dans leur activité professionnelle. Il faut que les pilotes s’investissent fortement pour leur montrer en quoi ils peuvent être utiles pour nourrir leurs réflexions, mais les démarches inductives les déroutent. Ils font toutefois une découverte qui les intrigue. Comme dans chaque projet sont réunis des élèves aux profils différents, par exemple un militaire, un architecte et un membre d’entreprise, ils découvrent à quel point leurs pratiques professionnelles amène à des réflexes de raisonnement différents. J’essaie de leur faire prendre conscience que prendre des distances avec ces habitudes peut les aider à innover.
C’est peut-être pour mettre le maximum de chances de son côté que la direction ne lésine pas sur les moyens. Cours gratuits de golf, week-ends de ski en avion, classe affaires dans les déplacements en avion pour leurs projets, etc. Cela fait d’ailleurs jaser, et la redoutée journaliste Anne Gaillard publie à l’été 1979, un article « Les boy-scouts du président » qui fait trembler en interne, même s’il est au total bienveillant. Pour les années suivantes, ces facilités sont toutefois restreintes.
Une expérience interrompue trop tôt
Petit à petit, les élèves se prennent au jeu. Les cravates disparaissent et des activités d’échanges formels ou informels se développent, entretenues par les pilotes et certains sherpas des directeurs d’enseignement, ainsi que par Philippe Ratte, directeur-adjoint des études, Philippe Moussé, jésuite philosophe passionné d’éthique, Robert Prost... L’Institut arrive à recruter des promotions d’élèves de qualité, et une activité prend forme, tournée vers l’échange, la réflexion. Je me dis que le projet est sur une bonne voie.
On entend cependant dire que Roger Martin a décidé de changer la direction. Il me donne rendez-vous le 13 mai 1981 en me laissant entendre qu’il a quelque chose à me proposer. Mais le 10 mai 1981, la gauche est élue. Roger Martin m’appelle pour me dire qu’il faut attendre un peu. Je ne saurai jamais à quoi il pensait ni si j’aurais accepté sa proposition …
Je ne suis pas de près les discussions avec le gouvernement, et nous continuons notre enseignement à l’IAC jusqu’en juillet. Mais, fin août 1981, Elisabeth Szuyska m’appelle sur mon lieu de vacances : la décision de fermer l’Institut Auguste Comte vient d’être prise et nombreux sont ceux qui ont des vues sur la Montagne. Il faudrait peut-être que je revienne pour éviter que le CRG n’en soit éjecté...
Branle-bas de combat sur la Montagne
Dès l’annonce de la fermeture de l’IAC, des appétits surgissent. Des promoteurs sont prêts à débourser de belles sommes pour faire une opération immobilière lucrative. Il aurait toutefois été difficile au nouveau pouvoir socialiste de brader au privé un tel patrimoine public. Je ne me rappelle plus le timing exact des décisions, mais les dépouilles de l’IAC sont dévolues à plusieurs prétendants.
La Montagne dépecée
Le ministère de la Recherche devient le principal occupant du site. Le CESTA est créé et centré sur la recherche et ouvert aux sciences sociales et à la philosophie. Il occupera avec le ministère les locaux autour de la grande cour. L’ex-infirmerie est attribuée à la Défense, pour y faire une maison de retraites pour officiers. La « boîte à claques », petit bâtiment sur la rue Descartes, est attribuée à l’École pour loger l’association des anciens. La piscine va à la Ville de Paris. Un bâtiment sur la rue Clovis est attribué aux pompiers pour y faire une caserne. L’amphi Arago, celui du piano, est attribué au Collège de France. La grande cour deviendra un jardin public (avec peu de verdure). Et nous, et nous ? Tout le monde nous a oubliés…
SDF ?
Nous sommes peut-être trop petits pour être vus de Matignon où se font les arbitrages. En tout cas l’École ne nous a pas défendus. Il faudrait obtenir une décision de Matignon pour rester. Mais comment ?
Je cherche à actionner mes réseaux mais rien ne marche. Le nouveau président de l’AX ne veut pas se mouiller : étant aussi président de Thomson, il calcule sa position vis-à-vis du nouveau pouvoir. Idem du côté du Corps des mines, les influenceurs potentiels se demandant quelle sera leur place dans le futur contexte. Personne ne veut se mouiller pour un enjeu par ailleurs difficile à comprendre : « Au fait, pourquoi n’iriez-nous pas à Palaiseau ? » C’est la première fois que je me sens démuni.
La révolte de la base
C’est alors que Jacques Girin m’appelle un soir : « Ta base t’a débordé ! Jean-Pierre Chevènement faisait aujourd’hui un discours à la Sorbonne pour dire à quel point il aimait les sciences humaines[1], et nous sommes revenus au CRG, avons tapé un tract signé Bayart, Girin, Dégot, Midler, l’avons photocopié en plusieurs centaines d’exemplaires et avons pu revenir avant la fin de la séance. Nous avons distribué les tracts à la sortie, même au chauffeur de Chevènement » Il ajoute en riant que les lumières des voitures officielles se sont allumées et qu’on voyait les occupants lire le tract. J’ai un moment de panique : « Ils sont fous ! »
Le lendemain matin je lis le tract (je n’en ai malheureusement plus trace) et je suis épaté. Sous le titre « Là-haut sur la Montagne, ou comment un ministère occupe des laboratoires », un argumentaire concis, écrit d’une noble indignation, explique pourquoi une éjection des laboratoires de la Montagne serait grave et comment ce serait la preuve que le Ministre ne prendrait pas les sciences sociales avec la bienveillance qu’il prétend. C’est un exploit éditorial et logistique. Rapidement, je reçois des soutiens. Le vice-Président de l’AX me dit : « Marrant votre tract, on vous soutient ! » Nombre de ceux que je n’arrivais pas à convaincre font de même. Peu après, une réunion interministérielle de Matignon prend la décision de maintenir ces laboratoires sur le site. La base a bien joué !
Finir le travail
Il reste toutefois un « détail » : la décision ne dit pas où nous serons logés. Quand nous devrons quitter nos locaux qui doivent être rénovés, où nous reloger sur la Montagne ? Nous avons certes un “bleu” de Matignon, mais cela n’empêche pas le cabinet de nous dire qu’avec la « meilleure volonté du monde » il ne nous trouve pas de place pour nous reloger. C’est alors que nous trouvons un autre argument : « Si vous voulez nous faire partir, il faudra envoyer la force publique, mais il y aura aussi des journalistes ». À la tête de notre interlocuteur, nous voyons que cet argument marche. Finalement il trouve une solution.
Nous devrons encore changer plusieurs fois de localisation, avec la même partie de bras de fer. À la longue toutefois, nos interlocuteurs voyant que leurs prédécesseurs n’ont pas réussi à nous faire partir, n’insistent pas. Le piquant de l’affaire c’est qu’en termes de comptabilité publique, il est impossible à l’X de payer un ministère, de sorte que celui-ci a été obligé de nous loger, de nous chauffer, d’entretenir les locaux et de nous attribuer le téléphone gratuitement…
[5] Raymond Barre, précédent Premier Ministre, ayant vilipendé les sciences sociales, il est politiquement utile au nouveau Ministre de dire qu’il les soutient.
Vers des mers plus calmes ?
Le CRG semble alors entrer en eaux plus calmes. Il commence à être reconnu. Nous avons ainsi été approchés par la DGRST pour mettre en place une convention de financement de dix ans associant le CRG, le CGS, une équipe de Jean Padioleau à l’EHESS et une de Jean-Claude Thoenig à l’INSEAD. Nous proposons de travailler sur le rôle des outils de gestion dans les systèmes sociaux complexes. Le montant est important, et faire partie d’un tel programme décennal de la recherche nous place dans les équipes qui comptent.
L’insertion au CNRS est encore pleine d’incertitudes, mais on verra que des bouleversements liés à l’arrivée de la Gauche se traduiront par une idylle qui portera le développement du CRG, le retour de la Droite en 1986 créant toutefois une tempête menaçant notre équipage. Une nouvelle étape s’engage, marquée pour moi par une préoccupation : concilier une cohérence collective et une ouverture à la diversité des centres d’intérêts et des profils des chercheurs.
Prochain épisode : Le printemps du CRG