Laboratoire CRG

Faire une thèse au CRG (puis y rester) dans les années 1980 par Hervé Dumez

Faire une thèse au CRG (puis y rester) dans les années 1980 par Hervé Dumez
04 Mar. 2009
Projets

Que signifiait faire une thèse au CRG au début des années 80 ?

Tout d’abord, l’expression mérite précision : l’École polytechnique ne délivrait pas le doctorat à l’époque. Nous avions un bureau au CRG, y faisant notre thèse, mais inscrits, pour moi par exemple à Paris IV, pour Alain Jeunemaître, autre exemple, à Paris I. Sur le site de la rue Descartes, qu’avait occupé le Collège de Navarre à partir de 1309, un seul bâtiment, celui de la chimie, était resté propriété de l’École polytechnique, alors que celle-ci avait déménagé pour Palaiseau. J’y étais en quelques pas depuis la rue d’Ulm où j’avais encore une chambre. Le CRG occupait le rez-de-chaussée, le laboratoire d’économétrie le premier étage, le CREA (Centre de Recherche en Épistémologie Appliquée), le deuxième. L’institut Auguste Comte détenait le reste du site. Créé par Valéry Giscard d’Estaing, il sera supprimé par François Mitterrand dès son arrivée à la présidence, et remplacé par le CESTA (Centre d’études des systèmes et des technologies avancées), dirigé par Yves Stourdzé qui laissera son nom à un des amphis du site de la rue Descartes. En 1980, Michel Berry enseignait à l’Institut Auguste Comte et les chercheurs du CRG y encadraient des élèves.

Le CRG était par contre alors coupé de l’École polytechnique. Aucun enseignement de gestion ne se faisait à l’École. Il n’existait qu’une « option » qui accueillait sur des stages en entreprise quelques élèves par an. Certains poursuivront en thèse, comme Christian Moire et François Pinardon, celle-ci permettant de rembourser la « pantoufle » (la somme que doivent les élèves s’ils entrent dans le privé à l’issue de leur scolarité et ne servent pas l’État). Lorsque je suis arrivé, l’accord pour un transfert du CRG au CNRS était en cours : l’ensemble des chercheurs, engagés initialement par Polytechnique, allaient passer sur des postes CNRS.

Au début des années 1980, le centre est d’abord, dans sa très grande majorité, un laboratoire de polytechniciens : Denis Bayart, Jacques Girin, Jean-Pierre Ponssard, Gérard de Pouvourville, Christophe Midler qui finissait son doctorat, Marie-Odile Cabridain et Pierre-Jean-Benghozi, en thèse, ainsi bien sûr que Michel Berry, X-Mines quant à lui. Parmi les doctorants, il me semble que seuls Alain et moi ne l’étions pas.

Michel Berry, qui a pris la succession de Bertrand Collomb, a donné au centre une impulsion originale : aller sur le terrain pour y mener la recherche en gestion, et débattre entre chercheurs dans de longs séminaires, trois heures si je me souviens bien, d’abord le vendredi après-midi, puis le lundi matin, de 9h à midi, heure de la réunion flash[1].

Faire de la recherche de terrain (on ne parle pas à cette époque de recherche-action, mais de recherche-clinique) est alors une originalité. Avec son esprit lumineux et acéré, Claude Riveline présente la démarche par une métaphore : les médecins du Moyen Âge développaient de brillantes théories sur la médecine mais ils n’avaient jamais ouvert un corps humain ; il en est de même en gestion et, à la manière d’Ambroise Paré, CGS des Mines et CRG de l’X sont les premiers à inciser le corps des organisations pour en découvrir les fonctionnements réels. La constatation n’est pas complètement exagérée : Henri Savall mis à part, à Lyon, les professeurs de gestion à l’Université font très peu de recherche de terrain, même s’ils sont souvent consultants en parallèle, privilégiant plutôt les statistiques. Dans ses débats avec eux, souvent houleux, Michel Berry leur explique qu’étant sorti dans les premiers de l’X, il n’a pas vraiment de leçon de mathématiques à recevoir. Aujourd’hui, le terrain est devenu une notion banale mais, à l’époque, CRG et CGS défendaient cette approche à peu près contre tout le milieu de la recherche en gestion. Claude Riveline et Michel Berry imposaient donc une approche extrêmement originale dans une ambiance de marginalité. La métaphore rivelinienne faisait évidemment grincer des dents à tout le monde universitaire de la gestion, qui appréciait peu de se voir associé à la médecine moyenâgeuse. Il est d’ailleurs important de noter que si tout le monde faisait du terrain au CRG, toutes les recherches menées ne relevaient pas de la recherche clinique à proprement parler : il y avait, déjà à cette époque, des manières différentes de faire du terrain.

Pour les doctorants qui rejoignaient le centre, l’ambiance était enthousiasmante : c’était l’aventure de la découverte du fonctionnement des organisations de l’intérieur. Longtemps, une telle aventure comporta un risque (qui en faisait toute l’excitation). C’était encore le cas lorsque Gilles Garel s’inscrivit en thèse : à ceux qui visaient une carrière universitaire, il n’était pas conseillé de choisir de passer par le CRG. Gilles assuma le risque avec brio.

Les séminaires du vendredi après-midi étaient en lien avec l’approche terrain : chaque chercheur présentait sa recherche, et il n’était question que de transfert et de contre-transfert, concepts venus de la psychanalyse via Devereux. Le collectif gérait la relation au terrain des chercheurs avec ces phénomènes de transfert et de contre-transfert par les séminaires. À mon arrivée, il y eut les réunions sur le rapport GRESSOC (Groupe de Réflexion et d'Échange sur les Systèmes Sociaux Complexes). Ce projet de recherche, dans lequel CRG et CGS étaient associés, mais aussi l’équipe de Raymond Boudon, donna lieu aux technologies invisibles de Michel Berry qui introduisirent la problématique des instruments de gestion comme à un petit chapitre brillant de Jacques Girin sur les machines de gestion. Le texte de Michel fut très critiqué en interne. L’argument général pour le contrer était que les gens dans les entreprises et les organisations étaient intelligents et n’employaient donc pas les outils de gestion de manière mécanique comme Michel le pensait. Quand on voit ce que le CNRS et les instances d’enseignement et de recherche ont fait des classements des publications par la suite, on se dit que Michel était visionnaire contre à peu près tout le monde… Il y avait aussi les recherches sur la santé menées par Gérard de Pouvourville, Marie-Odile Cabridain, Alain Jeunemaître, avec la naissance d’une nouvelle discipline médicale, l’anesthésie-réanimation, et le lancement du PMSI décidé par Jean de Kervasdoué, passé du CRG à la direction des hôpitaux après l’élection de François Mitterrand, les instruments de gestion devenant pour l’occasion des pinces multiprise. Travaillant sur les controverses entre Blaise Pascal et le père Noël, marqué par la lecture de l’énorme traité de Perelman sur l’argumentation, Jacques Girin commençait à réfléchir sur le rôle du langage dans les organisations, un sujet lui aussi banal aujourd’hui qui, à l’époque, était considéré comme exotique, à la limite du scandaleusement futile. Jean-Pierre Ponssard créait au sein du CRG un groupe qui travaillait sur la stratégie, notamment chez Lafarge, entreprise dirigée par Bertrand Collomb, premier directeur du CRG. On découvrait Mintzberg et Porter, et Christophe Midler lisait Foucault. L’ambiance, pour les doctorants, était un climat de débats intenses et de créativité, qui s’exprima bientôt dans la Gazette créée par Michel Berry et animée par Élisabeth Szuyska. S’ouvraient des voies de recherche qui devaient marquer les évolutions futures : les outils de gestion, le langage dans les organisations, le rôle de l’espace (la recherche sur la tour Elf de la Défense), la théorie des jeux et l’idée du fait accompli, puis les situations de gestion, les agencements organisationnels. Il est à noter qu’une part substantielle des recherches menées alors par le CRG concernait la gestion publique (la santé, mais aussi – déjà… – les politiques d’innovation). Je me souviens d’un colloque organisé par Gérard de Pouvourville sur l’État qui fut ouvert par un vieux et digne professeur de droit public avec ces mots solennels dans le silence de l’amphi : « Montesquieu est mort… ». A mon arrivée, Michel m’avait demandé de rencontrer un à un tous les chercheurs du Centre pour voir avec lequel je désirerais travailler. Je choisis Jacques Girin et ce fut sur un contrat d’EDF consacré à l’argumentation. Ainsi EDF finança-t-elle alors l’ouverture d’un champ de recherche nouveau, l’étude du langage dans les organisations.

L’excitation intellectuelle était grande en interne, mais s’insérait dans un paysage plus large. Si l’on montait deux étages, le séminaire du CREA offrait de pouvoir écouter Jean-Pierre Dupuy, Serge-Christophe Kolm, Michel Aglietta et André Orléan, ou René Girard. Là, se discutaient le bouc émissaire, le mensonge romantique et la vérité romanesque, l’auto-organisation ou la violence mimétique.

Dans la cour, à partir de 1983, il n’était pas rare de croiser Jacques Derrida avec son regard étrange, qui présidait au Collège international de philosophie.

Aux séminaires internes s’ajoutaient les réunions X-Mines au cours desquelles étaient présentées des recherches menées au CRG et au CGS. Pour les doctorants du CRG, c’était l’occasion d’assister à des joutes menées par Claude Riveline, Michel Berry, Jean-Claude Moisdon (au flegme et à la finesse intellectuelle exceptionnels, derrière les volutes de fumée de sa pipe), et un jeune chercheur particulièrement brillant qui faisait déjà entendre fortement sa voix, Armand Hatchuel. Mais aussi le duo Pépin et Tonneau (Michel et Dominique), Daniel Fixari, Hugues Molet, Frédérique Pallez. Un vrai bonheur, et un désespoir non moins profond lorsqu’elles prirent fin. Elles furent l’une des origines d’i3.

Aux Mines toujours, on trouvait également le Centre de Sociologie de I’Innovation. Mon premier article fut publié dans Pandore, la revue lancée par Bruno Latour qui devait s’arrêter quelques numéros plus tard et Michel Callon m’invita à présenter ma thèse, qui allait paraître aux PUF, dans le séminaire du CSI.

Si on ne prenait pas la rue Soufflot pour aller aux Mines, on pouvait emprunter le mercredi matin la rue de l’École polytechnique, puis la rue de Lanneau, et l’on parvenait en quelques minutes au Collège de France où avait lieu le cours de Michel Foucault. J’y retrouvais Claude Riveline, arrivé lui aussi très en avance (il le fallait si l’on voulait trouver une place assise). Je crois que nous étions les seuls gestionnaires dans la salle. Bien d’autres après parlèrent de Foucault, qui brillaient alors par leur absence. Un jour qu’il avait été question de placer une réunion CRG un mercredi matin et que Michel Berry m’avait vu grimacer, ayant appris qu’elle me ferait manquer Foucault, il décida qu’on trouverait un autre créneau.

Mon grand regret est de n’avoir pas assisté au séminaire de Lacan, mais Alain Jeunemaître put me le raconter. Et comme j’avais suivi de mon côté quelques séminaires de préparation à l’agrégation d’Althusser, je pouvais en échange lui décrire le maître en salopette reprenant un élève sur le thème du paradis.

Le climat intellectuel de l’époque, tout autour du CRG, était donc lui-même éblouissant. Or, faire une thèse à l’époque ne signifiant pas l’obsession de la publication[2], nous pouvions profiter pleinement de tout ce qui s’offrait à nous.

Si l’on revient au CRG, j’ai décrit plus haut la tension qui l’opposait au milieu universitaire de la recherche en gestion. Dans le grand amphi du site de la rue Descartes, Michel Berry présenta la technologie invisible et Jean-Pierre Nioche, professeur à HEC et discutant, lui fit la longue liste de tous les grands auteurs américains qui avaient traité de la question. Si Michel n’était déjà pas du style à faire des revues de littérature façon académisme, et si la critique avait donc quelque fondement, l’originalité du propos aurait pu être mieux reconnue : les grands Américains en question n’avaient en réalité que fort peu parlé du rôle des outils de gestion. Il y avait donc tendance à l’exagération des deux côtés et le CRG, se construisant dans un climat d’hostilité (reconnaissons-le d’ailleurs : il la provoquait plutôt joyeusement, une certaine tendance batailleuse étant assez dans le caractère de Michel Berry), avait une dimension un peu sectaire, ou disons intolérante ou exclusive, sans doute aggravée par les références psychanalytiques qui étaient alors fortes en interne (l’époque tout entière était au marxisme et à la psychanalyse). La recherche en gestion façon CRG et CGS avait ses « hérésies » relevées et condamnées solennellement par le tribunal collectif lors des séminaires. Je me souviens que nous nous étions amusés, Alain Jeunemaître et moi, à pasticher le Petit livre rouge de Mao avec toutes les phrases-types de la doxa CRG de l’époque.

Si les débats pouvaient donc être parfois un peu pesants, nous jouissions en tant que doctorants d’une grande liberté, et recevions un soutien extraordinaire. Michel Berry, en tant que directeur, lisait tout ce qui s’écrivait et se publiait au CRG. Il discutait avec chaque doctorant. Sa méthode consistait à les recevoir à 17h, après sa journée de travail. Nous nous rendions alors dans son bureau de l’Institut Auguste Comte. Il ne fixait aucune limite de temps : notre impression était que si la discussion devait durer jusqu’à deux heures du matin, elle irait jusque-là. Et comme il avait (et a toujours) une énergie débordante, c’est nous qui nous écroulions vers 20h, 20h30. Les échanges étaient d’une richesse exceptionnelle. J’avais l’impression de ne pouvoir que bredouiller deux ou trois idées devant un cerveau dont la mécanique était impressionnante, sans arriver à comprendre comment quelqu’un pouvait passer autant de temps et dépenser autant de qualité neuronale pour une cause aussi désespérée que la mienne. La même impression me prenait quand j’allais voir Claude Riveline dans son bureau tout en haut des Mines, au bout d’un couloir encombré de vitrines de minéralogie. Le tout contrastait avec les rencontres avec mon directeur de thèse. Raymond Boudon devait encadrer une quinzaine de doctorants. Il consacrait à cette tâche deux ou trois lundis après-midis de l’année, si je me souviens bien. Nous patientions dans le bureau de sa secrétaire transformé en salle d’attente, à l’EHESS, 54 boulevard Raspail, et nous avions une heure, une fois par an pour lui expliquer l’avancement de notre thèse. La mienne dura deux ans : je dus le voir en tout et pour tout deux heures, avec un coup de fil le jour où je changeais de sujet de thèse en cours de route. Ce furent deux heures intenses et éclairantes, bien évidemment, mais pour un total de cent-vingt minutes. Lorsqu’arriva la soutenance, je ne savais pas ce que mon directeur de thèse pensait de mon travail. Michel Berry et Claude Riveline lurent en revanche tous les chapitres du document en les annotant paragraphe par paragraphe et je ne peux dire combien de temps ils consacrèrent à m’aider. J’ai essayé par la suite de donner en retour à mes doctorants, mais avec mes plus faibles moyens malheureusement, ce qu’eux deux m’ont dispensé sans compter, et avec un tel brio intellectuel.

Après une crise ouverte avec le CNRS (le CRG avait été classé bon dernier des laboratoires de la commission économie et gestion en raison de son faible niveau de publications), Michel Berry proposa un programme de mobilisation générale. Jacques Girin et moi nous associâmes pour lancer un séminaire et notre idée fut d’en faire un séminaire académique. Michel Berry ne voyait pas les choses de la même manière : lui envisageait un séminaire tourné plutôt vers les praticiens. Mais il laissait faire – et soutenait même – toute initiative, y compris celles qui n’allaient pas dans son sens. Simplement, quelques années plus tard, il fonda l’École de Paris qui réalisait ce qu’il avait eu en tête à l’époque. De notre côté, nous voulions avec Jacques Girin tenter de mettre fin au climat de guerre entre le CRG et le monde académique en gestion qui, quant à lui, s’ouvrait à la recherche de terrain. Nous allâmes voir Jean Padioleau, alors professeur à l’ESSEC, et, en 1989, le séminaire Condor fut une initiative Polytechnique-Essec. Par la suite, Jean Padioleau passa à l’ESCP. Le montage même du séminaire – un intervenant et deux discutants – permit d’associer nombre d’universitaires en gestion. Trois ans plus tard, nous créâmes un GDR (Groupement de Recherche) CNRS, FROG (Fédération de Recherche sur les Organisations et leur Gestion), qui regroupa un nombre plus large d’institutions. Je crois que le dispositif joua bien un rôle important pour normaliser les relations du CRG avec le milieu universitaire. Les discussions avec Jacques Girin et Jean Padioleau, tant œnologiques qu’intellectuelles, restent d’extraordinaires souvenirs personnels : deux personnalités à l’intelligence et la culture exceptionnelles s’y donnaient la réplique.

Mon seul souhait est que les doctorants d’aujourd’hui trouvent l’équivalent de ce qu’il nous a été donné de vivre dans ces années-là.
 


[1] Le vendredi après-midi, tout le monde était là quand s’ouvrait le séminaire. Mais à partir de 16h30/17h, les participants s’en allaient les uns après les autres par la porte du fond que comportaient les amphis sur le site de la rue Descartes. J’avais comparé le phénomène au dernier mouvement de la symphonie des adieux de Haydn, au cours duquel chaque instrumentiste souffle sa bougie à son tour, plie sa partition, range son instrument et quitte l’orchestre, la symphonie s’achevant sur un solo du premier violon. Michel Berry décida donc qu’on passerait au lundi matin, 9h-12h, tout le monde étant alors plus enclin à rester du début à la fin.

[2] Il était alors interdit de publier pendant la thèse. Alors que Raymond Boudon m’avait proposé de faire des comptes rendus de livres dans l’Année sociologique dont il avait repris la direction éditoriale, j’avais hésité : « On m’a dit qu’il était interdit de publier durant sa thèse... » Il m’avait répondu que c’était bien le cas en effet, mais qu’un compte rendu de livre était toléré, et par ailleurs très formateur


 


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